Page:Maupassant - Misère humaine (extrait de Gil Blas, édition du 1886-06-08).djvu/6

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langer. Deux heures de route, au moins, pour aller et venir. Et quelle route douloureuse ! Quel chemin de la croix plus effroyable que celui du Christ !

Je levai les yeux vers les toits des maisons immenses. Elle allait là-haut ! Quand y serait-elle ? Combien de repos haletants sur les marches, dans le petit escalier noir et tortueux ?

Tout le monde se retournait pour la regarder ! On murmurait : « Pauvre femme », puis on passait ! Sa jupe, son haillon de jupe, traînait sur le trottoir, à peine attachée sur son débris de corps. Et il y avait une pensée là-dedans ! Une pensée ? Non, mais une souffrance épouvantable, incessante, harcelante ! Oh ! la misère des vieux sans pain, des vieux sans espoirs, sans enfants, sans argent, sans rien autre chose que la mort devant eux, y pensez-vous ? Y pensez-vous aux vieux affamés des mansardes ? Pensez-vous aux larmes de ces yeux ternes, qui furent brillants, émus et joyeux, jadis ?

Il s’était tu quelques secondes ; puis, il reprit :

— Toute ma « joie de vivre », pour me servir du mot d’un des plus puissants et des plus profonds romanciers de notre pays, Émile Zola, qui a vu, compris et raconté comme personne la misère des infimes, toute ma joie de vivre a disparu, s’est envolée soudain, il y aura trois ans à l’automne, un jour de chasse, en Normandie.

Il pleuvait, j’allais seul, par la plaine, par les grands labourés de boue grasse qui fondaient et glissaient sous mon pied.