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évidence qu’elle a été signalée par des observateurs qui ne songeaient pas à la constitution d’une sociologie. On a remarqué bien souvent qu’une foule, une assemblée ne sentaient, ne pensaient et n’agissaient pas comme l’auraient fait les individus isolés ; que les groupements les plus divers, une famille, une corporation, une nation avaient un « esprit », un caractère, des habitudes comme les individus ont les leurs. Dans tous les cas par conséquent on sent parfaitement que le groupe, foule ou société, a vraiment une nature propre, qu’il détermine chez les individus certaines manières de sentir, de penser et d’agir, et que ces individus n’auraient ni les mêmes tendances, ni les mêmes habitudes, ni les mêmes préjugés, s’ils avaient vécu dans d’autres groupes humains. Or cette conclusion peut être généralisée. Entre les idées qu’aurait, les actes qu’accomplirait un individu isolé et les manifestations collectives, il y a un tel abîme que ces dernières doivent être rapportées à une nature nouvelle, à des forces sui generis : sinon, elles resteraient incompréhensibles.

Soient, par exemple, les manifestations de la vie économique des sociétés modernes d’Occident : production industrielle des marchandises, division extrême du travail, échange international, association de capitaux, monnaie, crédit, rente, intérêt, salaire, etc. Qu’on songe au nombre considérable de notions, d’institutions, d’habitudes que supposent les plus simples actes d’un commerçant ou d’un ouvrier qui cherche à gagner sa vie ; il est manifeste que ni l’un ni l’autre ne créent les formes que prend nécessairement leur activité : ni l’un ni l’autre n’inventent le crédit, l’intérêt, le salaire, l’échange ou la monnaie. Tout ce qu’on peut attribuer à chacun d’eux c’est une tendance générale à se procurer les aliments nécessaires, à se protéger contre les intempéries, ou encore, si l’on veut, le goût de l’entreprise, du gain, etc. Même des sentiments qui semblent tout spontanés, comme l’amour du travail, de l’épargne, du luxe, sont en réalité, le produit de la culture sociale puisqu’ils font défaut chez certains peuples et varient infiniment, à l’intérieur d’une même société, selon les couches de la population. Or, à eux seuls, ces besoins détermineraient, pour se satisfaire, un petit nombre d’actes très simples qui contrastent de la manière la plus accusée avec les formes très complexes dans lesquelles l’homme économique coule aujourd’hui sa conduite. Et ce n’est pas seulement la