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complexité de ces formes qui témoigne de leur origine extra-individuelle, mais encore et surtout la manière dont elles s’imposent à l’individu. Celui-ci est plus ou moins obligé de s’y conformer. Tantôt c’est la loi même qui l’y contraint, ou la coutume tout aussi impérative que la loi. C’est ainsi que naguère l’industriel était obligé de fabriquer des produits de mesure et de qualité déterminées, que maintenant encore il est soumis à toutes sortes de règlements, que nul ne peut refuser de recevoir en paiement la monnaie légale pour sa valeur légale. Tantôt c’est la force des choses contre laquelle l’individu vient se briser s’il essaye de s’insurger contre elles : c’est ainsi que le commerçant qui voudrait renoncer au crédit, le producteur qui voudrait consommer ses propres produits, en un mot le travailleur qui voudrait recréer à lui seul les règles de son activité économique, se verrait condamné à une ruine inévitable.

Le langage est un autre fait dont le caractère social apparaît clairement : l’enfant apprend, par l’usage et par l’étude, une langue dont le vocabulaire et la syntaxe sont vieux de bien des siècles, dont les origines sont inconnues, qu’il reçoit par conséquent toute faite et qu’il est tenu de recevoir et d’employer ainsi, sans variations considérables. En vain essayerait-il de se créer une langue originale : non seulement il ne pourrait aboutir qu’à imiter maladroitement quelque autre idiome existant, mais encore une telle langue ne saurait lui servir à exprimer sa pensée ; elle le condamnerait à l’isolement et à une sorte de mort intellectuelle. Le seul fait de déroger aux règles et aux usages traditionnels se heurte le plus généralement à de très vives résistances de l’opinion. Car une langue n’est pas seulement un système de mots ; elle a un génie particulier, elle implique une certaine manière de percevoir, d’analyser et de coordonner. Par conséquent, par la langue, ce sont les formes principales de notre pensée que la collectivité nous impose.

Il pourrait sembler que les relations matrimoniales et domestiques sont nécessairement ce qu’elles sont en vertu de la nature humaine, et qu’il suffit, pour les expliquer, de rappeler quelques propriétés très générales, organiques et psychologiques, de l’individu humain. Mais, d’une part, l’observation historique nous apprend que les types de mariages et de familles ont été et sont encore extrêmement nombreux, variés ; elle nous révèle la complication quelquefois extraordinaire des formes du mariage et