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qu’elles expriment ce dernier. Cette interdépendance des phénomènes serait inexplicable s’ils étaient les produits de volontés particulières et plus ou moins capricieuses ; elle s’explique au contraire s’ils sont les produits de forces impersonnelles qui dominent les individus eux-mêmes.

Une autre preuve peut être tirée de l’observation des statistiques. On sait que les chiffres qui expriment le nombre des mariages, des naissances, des suicides, des crimes dans une société, sont remarquablement constants ou que, s’ils varient, ce n’est pas par écarts brusques et irréguliers, mais généralement avec lenteur et ordre. Leur constance et leur régularité sont au moins égales à celle des phénomènes qui, comme la mortalité, dépendent surtout de causes physiques. Or il est manifeste que les causes qui poussent tel ou tel individu au mariage ou au crime sont tout à fait particulières et accidentelles ; ce ne sont donc pas ces causes qui peuvent expliquer le taux du mariage ou du crime dans une société donnée. Il faut admettre l’existence de certains états sociaux, tout à fait différents des états purement individuels, qui conditionnent la nuptialité et la criminalité. On ne comprendrait pas, par exemple, que le taux du suicide fût uniformément plus élevé dans les sociétés protestantes que dans les sociétés catholiques, dans le monde commercial que dans le monde agricole, si l’on n’admettait pas qu’une tendance collective au suicide se manifeste dans les milieux protestants, dans les milieux commerciaux, en vertu de leur organisation même.

Il y a donc des phénomènes proprement sociaux, distincts de ceux qu’étudient les autres sciences qui traitent de l’homme, comme la psychologie : ce sont eux qui constituent la matière de la sociologie. Mais il ne suffit pas d’avoir établi leur existence par un certain nombre d’exemples et par des considérations générales. On voudrait encore connaître le signe auquel on peut les distinguer, de manière à ne pas risquer ni de les laisser échapper, ni de les confondre avec les phénomènes qui ressortissent à d’autres sciences. D’après ce qui vient d’être dit, la nature sociale a précisément pour caractéristique d’être comme surajoutée à la nature individuelle ; elle s’exprime par des idées ou des actes qui, alors même que nous contribuons à les produire, nous sont tout entiers imposés du dehors. C’est ce signe d’extériorité qu’il s’agit de découvrir.

Dans un grand nombre de cas, le caractère obligatoire dont