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sont marquées les manières sociales d’agir et de penser est le meilleur des critères que l’on puisse souhaiter. Gravées au fond du cœur ou exprimées dans des formules légales, spontanément obéies ou inspirées par voie de contrainte, une multitude de règles juridiques, religieuses et morales sont rigoureusement obligatoires. La plupart des individus y obéissent ; même ceux qui les violent savent qu’ils manquent à une obligation ; et, en tout cas, la société leur rappelle le caractère obligatoire de son ordre en leur infligeant une sanction. Quelles que soient la nature et l’intensité de la sanction, excommunication ou mort, dommages-intérêts ou prison, mépris public, blâme, simple notation d’excentricité, à des degrés divers et sous des formes diverses, le phénomène est toujours le même : le groupe proteste contre la violation des règles collectives de la pensée et de l’action. Or cette protestation ne peut avoir qu’un sens : c’est que les manières de penser et d’agir qu’impose le groupe sont des manières propres de penser et d’agir. S’il ne tolère pas qu’on y déroge, c’est qu’il voit en elles les manifestations de sa personnalité, et qu’en y dérogeant on la diminue, on la détruit. Et d’ailleurs si les règles de la pensée et de l’action n’avaient pas une origine sociale, d’où pourraient-elles venir ? Une règle à laquelle l’individu se considère comme soumis ne peut être l’œuvre de cet individu : car toute obligation implique une autorité supérieure au sujet obligé, et qui lui inspire le respect, élément essentiel du sentiment d’obligation. Si donc on exclut l’intervention d’êtres surnaturels, on ne saurait trouver, en dehors et au-dessus de l’individu, qu’une seule source d’obligation, c’est la société ou plutôt l’ensemble des sociétés dont il est membre.

Voilà donc un ensemble de phénomènes sociaux facilement reconnaissables et qui sont de première importance. Car le droit, la morale, la religion forment une partie notable de la vie sociale. Même dans les sociétés inférieures, il n’est guère de manifestations collectives qui ne rentrent dans une de ces catégories. L’homme n’y a pour ainsi dire ni pensée ni activité propres ; la parole, les opérations économiques, le vêtement même y prennent souvent un caractère religieux, par conséquent obligatoire. Mais, dans les sociétés supérieures, il y a un grand nombre de cas où la pression sociale ne se fait pas sentir sous la forme expresse de l’obligation : en matière économique, juridique, voire religieuse, l’individu semble largement autonome.