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c’est l’état même de la société. Tandis que les faits de conscience de l’individu expriment toujours d’une façon plus ou moins lointaine un état de l’organisme, les représentations collectives expriment toujours à quelque degré un état de groupe social : elles traduisent (ou, pour employer la langue philosophique, elles « symbolisent ») sa structure actuelle, la manière dont il réagit en face de tel ou tel événement, le sentiment qu’il a de soi-même ou de ses intérêts propres. La vie psychique de la société est donc faite d’une tout autre matière que celle de l’individu.

Ce n’est pas à dire toutefois qu’il y ait entre elles une solution de continuité. Sans doute les consciences dont la société est formée y sont combinées sous des formes nouvelles d’où résultent les réalités nouvelles. Il n’en est pas moins vrai que l’on peut passer des faits de conscience individuelle aux représentations collectives par une série continue de transitions. On aperçoit facilement quelques-uns des intermédiaires : de l’individuel on passe insensiblement à la société, par exemple quand on série les faits d’imitation épidémique, de mouvements des foules, d’hallucination collective, etc. Inversement le social redevient individuel. Il n’existe que dans les consciences individuelles, mais chaque conscience n’en a qu’une parcelle. Et encore cette impression des choses sociales est-elle altérée par l’état particulier de la conscience qui les reçoit. Chacun parle à sa façon sa langue maternelle, chaque auteur finit par se constituer sa syntaxe, son lexique préféré. De même chaque individu se fait sa morale, a sa moralité individuelle. De même chacun prie et adore suivant ses penchants. Mais ces faits ne sont pas explicables si l’on ne fait appel, pour les comprendre, qu’aux seuls phénomènes individuels ; au contraire, ils sont explicables si l’on part des faits sociaux. Prenons, pour notre démonstration, un cas précis de religion individuelle, celui du totémisme individuel. D’abord, d’un certain point de vue, ces faits restent encore sociaux et constituent des institutions : c’est un article de foi dans certaines tribus que chaque individu a son totem propre ; de même à Rome, chaque citoyen a son genius, dans le catholicisme chaque fidèle a un saint comme patron. Mais il y a plus : ces phénomènes proviennent simplement de ce fait qu’une institution socialiste s’est réfractée et défigurée dans les consciences particulières. Si, en outre de son totem de clan, chaque guerrier a son totem individuel, si l’un se croit parent des lézards, tandis que l’autre