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L’expression obligatoire
des sentiments
[1]

Cette communication se rattache au travail de M. G. Dumas sur les Larmes[2] et à la note que je lui ai envoyée à ce propos. Je lui faisais observer l’extrême généralité de cet emploi obligatoire et moral des larmes. Elles servent en particulier comme moyen de salutation. On trouve cet usage, en effet, très répandu dans ce qu’on est convenu d’appeler les populations primitives, surtout en Australie, en Polynésie ; il a été étudié en Amérique du Nord et du Sud par M. Friederici, qui a proposé de l’appeler le Tränengruss, le salut par les larmes[3].

Je me propose de vous montrer par l’étude du rituel oral des cultes funéraires australiens que, dans un groupe considérable de populations, suffisamment homogènes, et suffisamment primitives, au sens propre du terme, les indications que M. Dumas et moi avons données pour les larmes, valent pour de nombreuses autres expressions de sentiments. Ce ne sont pas seulement les pleurs, mais toutes sortes d’expressions orales des sentiments qui sont essentiellement, non pas des phénomènes exclusivement psychologiques, ou physiologiques, mais des phénomènes sociaux, marqués éminemment du signe de la non-spontanéité, et de l’obligation la plus parfaite. Nous resterons si vous le voulez bien sur le terrain du rituel oral funéraire, qui

  1. « L’expression obligatoire des sentiments (rituels oraux funéraires australiens) », Journal de psychologie, 18, 1921.
  2. Journal de psychologie, 1920 ; cf. « Le rire », Journal de psychologie, 1921, p. 47 « Le langage du rire. »
  3. Der Tränengruss der Indianer, Leipzig, 1907. Cf. Durkheim, Année sociologique, 11, p. 469.