Page:Mauss - Essais de sociologie, 1971.pdf/86

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
84
Essais de sociologie

Les rites plus simples sur lesquels nous allons nous étendre un peu plus, cris et chants, n’ont pas tout à fait un caractère aussi public et social, cependant ils manquent au plus haut degré de tout caractère d’individuelle expression d’un sentiment ressenti de façon purement individuelle. La question même de leur spontanéité est depuis longtemps tranchée par les observateurs ; à tel point même que c’est presque devenu chez eux un cliché ethnographique. Ils ne tarissent pas de récits sur la façon dont, au milieu des occupations triviales, des conversations banales, tout d’un coup, à heures, ou dates, ou occasions fixes, le groupe, surtout celui des femmes, se prend à hurler, à crier, à chanter, à invectiver l’ennemi et le malin, à conjurer l’âme du mort ; et puis après cette explosion de chagrin et de colère, le camp, sauf peut-être quelques porteurs du deuil plus spécialement désignés, rentre dans le train-train de sa vie.

En premier lieu ces cris et ces chants se prononcent en groupe. Ce sont en général non pas des individus qui les poussent individuellement, mais le camp. Le nombre de faits à citer est sans nombre. Prenons-en un, un peu grossi, par sa régularité même. Le « cri pour le mort » est un usage très généralisé au Queensland Est méridional. Il dure aussi longtemps que l’intervalle entre le premier et le deuxième enterrement. Des heures et des temps précis lui sont assignés. Pendant dix minutes environ au lever et au coucher du soleil, tout camp ayant un mort à pleurer hurlait, pleurait et se lamentait. Il y avait même, dans ces tribus, lorsque des camps se rencontraient un vrai concours de cris et de larmes qui pouvait s’étendre à des congrégations considérables, lors des foires, cueillette de la noix (bunya), ou initiations.

Mais ce ne sont pas seulement les temps et conditions de l’expression collective des sentiments qui sont fixés, ce sont aussi les agents de cette expression. Ceux-ci ne hurlent et ne crient pas seulement pour traduire leur peur ou leur colère, ou leur chagrin, mais parce qu’ils sont chargés, obligés de le faire. D’abord ce ne sont nullement les parentés de fait, si proches que nous les concevions, père et fils par exemple, ce sont les parentés de droit qui gouvernent la manifestation du deuil. Si la parenté est en descendance utérine, le père ou le fils ne participent pas bien fort au deuil l’un de l’autre. Nous avons même de ce fait une preuve curieuse : chez les Warramunga, tribu du centre à descendance surtout masculine, la famille utérine se reconstitue