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Page:Mendès - Méphistophéla, 1890.djvu/66

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MÉPHISTOPHÉLA

jour, elle déchiffrait avec des yeux incertains les partitions recéleuses de tant d’espérances et de tant de mélancolies, obligeait le clavier, sous ses doigts d’abord maladroits, puis assouplis, à révéler, presque, les hyperphysiques convoitises des mélodies, à confesser, presque, le tourment des harmonies désespérées. Elle riait, elle pleurait, elle mourait et revivait de pénétrer toujours plus avant dans l’œuvre lumineuse et ténébreuse des poètes du son, dans le divin bruit sans verbe ! Le verbe, c’est la virilité souveraine et créatrice, et, selon une loi pas encore précisée de sa nature, elle s’affolait de la musique, cette femelle. Emmeline se serait fort bien contentée, blonde et grasse, souriante, pas excessive, d’en demeurer aux quadrilles, aux polkas ; quelque lente phrase où se meurt, vers les points d’orgue, le trémolo des violoncelles, aurait suffi à la formulation de sa banale rêverie. Mais Sophie, tyranniquement, l’entraîna dans le noir et fulgurant opium des symphonies ; elle la contraignait de travailler tout le jour, d’épeler, de lire, d’entendre, elle la précipitait dans la musique, comme on pousserait quelqu’un dans l’obscurité d’un trou plein de flamme, et l’aimable jeune fille cédait au despotisme presque brutal de sa redoutable compagne. Pendant deux ans, pendant