Page:Mercier - L’An deux mille quatre cent quarante.djvu/109

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mettant de disposer aveuglement d’une liberté dont ils ne connoissoient pas le prix.

Les solitaires, dont la maison de retraite étoit élevée avec pompe au milieu du tumulte des villes, sentirent peu à peu les charmes de la société & s’y livrèrent. En voyant des frères unis, des pères heureux, des familles tranquilles, ils regrettèrent de ne pas partager ce bonheur : ils soupirèrent en secret sur ce moment d’erreur qui leur avoit fait abjurer une vie plus douce ; & se maudissant les uns les autres, comme des forçats dans les chaînes[1], ils hâtèrent l’instant qui devoit ouvrir les portes de leur prison. Il ne tarda pas : le joug fut secoué sans crise & sans efforts, parce que l’heure étoit venue. Ainsi l’on voit un fruit mûr se détacher à la plus légère secousse de la branche qui le portoit[2]. Sortis en foule, & avec toutes les

  1. Toutes ces maisons religieuses où les hommes sont entassés les uns sur les autres, couvent des guerres intestines. Ce sont des serpens qui se déchirent dans l’ombre. Le moine est un animal froid & chagrin : l’ambition d’avancer dans son corps le desséche ; il a tout le loisir de réfléchir sa marche, & son ambition plus concentrée a quelque chose de sombre. Lorsqu’une fois il a saisi le commandement, il est dur & impitoyable par essence.
  2. En fait d’administration publique, point de secousse violente ; rien n’est plus dangereux : la raison & le tems opèrent les plus grands changemens & y mettent un sceau irrévocable.