Page:Mercier - L’An deux mille quatre cent quarante.djvu/207

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captivoit, tandis que nous étions obligés de mesurer tous nos mots ; l’énergie féconde de ces ames libres faisoit l’admiration d’un siécle difficile. Le reproche futile que nous

    ve ; avec de la bonne foi il découvrira la vanité de sa secte. Je me souviens & me souviendrai toujours d’un mot frappant que dit J. J. Rousseau à un de mes amis. J. J. Rousseau parloit d’une proposition à lui faite de fortune sous une condition honteuse, mais de nature à être secrette : Monsieur, disoit-il, je ne suis point matérialiste, Dieu merci ; si je l’eusse été, je n’aurois pas valu mieux qu’eux tous : je ne connois que la récompense qui attache à la vertu.

    J’avoue que je ne vaux pas mieux que Mr. Rousseau, & plut à Dieu que je le valusse ! Mais si je me croyois tout mortel, dès l’instant je me ferois mon dieu, je rapporterois tout à ma divinité, c’est-à-dire, à ma personne : je ferois ce qu’on appelle vertu, quand j’y gagnerois pour mon plaisir ; ce qu’on appelle vice de même : je volerois aujourd’hui, pour donner à mon ami ou à ma maîtresse ; brouillé avec eux, demain je les volerois eux-mêmes pour mes menus plaisirs : en tout cela je serois très-conséquent, puisque je ferois toujours ce qui seroit agréable à ma divinité. Au lieu qu’aimant la vertu à cause de la récompense, & cette récompense n’étant pas attachée à des actions arbitraires, il faut que je me règle, non plus sur ma fantaisie momentanée, mais sur la règle inflexible qu’a proposé le rémunérateur éternel, qui est aussi le législateur. Ainsi il faut que souvent je fasse ce que je dois, quoi qu’il ne me plaise pas trop ; & si ma liberté se decide au bien, malgré l’attrait contraire, alors je fais ce que je veux & non ce qui me plaît. Si Dieu n’eût voulu nous mener que par le goût du beau, il ne nous eût donné qu’une ame raisonnable,