Page:Mercier - L’An deux mille quatre cent quarante.djvu/283

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un ornement ; mais ces rubans cachoient deux chaînes de fer auxquelles elle étoit fortement attachée. Elle avoit cependant les mouvemens assez libres pour gesticuler, sauter & gambader. Elle en usoit avec excès, afin de déguiser (à ce qu’il me sembloit) son esclavage, ou du moins pour le rendre facile & riant. J’examinai cette figure en détail, & suivant de l’œil la draperie de ses vêtemens, je m’apperçus que cette robe si magnifique étoit toute déchirée par le bas & couverte de boue. Ses pieds nuds plongeoient dans une espèce de bourbier ; & elle étoit aussi hideuse par les extrêmités, qu’elle étoit brillante par le sommet : elle ne ressembloit pas mal dans cet équipage à une courtisanne qui se promène dans la rue à l’entrée de la nuit. Je découvris derriere elle plusieurs enfans au teint maigre & livide, qui crioient à leur mere & dévoroient un morceau de pain noir : elle vouloit les cacher sous sa robe, mais à travers les trous on distinguoit ces petits malheureux. Dans l’enfoncement du tableau on discernoit des châteaux superbes, des palais de marbre, des parterres savamment dessinés, de vastes forêts peuplées de cerfs & de daims, où le cor résonnoit au loin. Mais la campagne à demi-cultivée étoit remplie de paysans infortunés, qui, harassés de fatigue, tomboient sur leurs javelles : ensuite venoient des hom-