Page:Mercier - L’An deux mille quatre cent quarante.djvu/373

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siers, parce qu’ils n’étoient plus avilis. La liberté, la gaieté, une familiarité décente dilatoit les ames & embellissoit le front de chaque convive. Chacun se servoit & avoit sa portion vis-à-vis de soi. On ne gênoit point son compagnon ; on ne convoitoit point inutilement un plat éloigné. Celui-là eût passé pour gourmand qui auroit été au-delà de sa portion : elle étoit suffisante. Plusieurs personnes mangent extrêmement, plutôt par pure habitude que par un besoin réel[1]. On avoit su prévenir ce défaut sans recourir à une loi somptuaire.

  1. L’anatomie démontre que les organes de nos plaisirs sont tous parsemés de petites éminences pyramidales ; moins elles sont émoussées par l’usage fréquent des sensations, plus elles sont sensibles, élastiques, promptes à se réparer. La nature, mère attentive & tendre, les a construites de façon qu’elles conservent encore de leur ressort dans un âge avancé, lorsqu’on n’a pas détruit cette finesse requise, ce doux velouté qui les accompagne. Il ne tiendroit donc qu’à l’homme de se ménager des plaisirs pour tous les âges. Mais que fait l’intempérant ? Il dénature cette organisation précieuse ; il flétrit ce tact délicieux, il le rend obtus & dur : d’être presque céleste & dévoué à des voluptés qui n’appartiennent qu’à lui, il se rabaisse au rang d’automate douloureux. Eh ! quel animal, en fait de jouissances, a été plus favorisé que l’homme ? Quel autre que lui admire le firmament & tout grand spectacle, distingue le coloris & la forme agréable des corps, sent les fleurs, respire les parfums, connoît