Page:Mercure de France, t. 76, n° 274, 16 novembre 1908.djvu/120

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3o6 MERCVRE DE FRANCE— 16-xi-1908 prudent jusqu’à la pusillanimité ne compromettait point l’homme par par ailleurs. Il put donc jouer, dans le domaine juridique, les gran­ des utilités. Tel, avec plus de combativité, Merlin de D ouai. Dans la terrible Assemblée, toujoursen mal de législation, la science ju ri­ dique était fort appréciée. Ou pouvait se maintenir par là en dehors des luttes sanglantes des partis, et marquer tout de même, devenir une influence et un personnage. Ce fut une chance unique pour Cam- bacérès, et nous retiendrons chez lui une science des m oyens, une habileté de conduite égale à cette chance. Marquer, devenir un per­ sonnage, — tout en se bornant, quant à la lutte immédiate, à voir venir le vent, à savoir se trouver, jusqu’à la veille ou l’avant-veille, derrière le plus fort, — comment n’y fût-il point parvenu, le labo­ rieux et avisé juriste qui, dans moins de quatre ans, « rédigea, en dehors d ’une quantité de lois de détail sur des points de procédure, d’organisation judiciaire ou de doctrine, trois projets de Code civil et une Révision coordonnée des quinze mille décrets votés depuis 1789 (i) » ? Il recueillit, après Thermidor, les fruits de cette conduite. Président de la Convention, du Comité de salut public, du Comité de défense générale et du Comité de législation ; toujours très a ctif comme membre des Comités exécutifs et comme législateur; écarté sans doute lors de la formation du Directoire,mais tout aussitôt membre influent des Cinq-Cents, il sut, en somme, sortir de tout cela l’homme « con­ sidérable » qu’ il resta et devint de plus en plus. Mais il ne devint guère que cela, un homme « considérable », en entendant surtout par là un homme en place, confortable, digne, solennel, capitonné. On peut .dire que l ’intérêt de la vie de Cam ba­ cérès finit avec la phase révolutionnaire de cette vie. Depuis, second consul, archichancelier de l’Empire, sa situation grandit d’autant plus que son caractère, qui n’avait jamais été très brillant, s ’éclipsa davantage. Ce qui avait été prudence devint effacement. Son grand mérite auprès de Napoléon consistait à avoir été l ’homme de toute la Révolution qui avait su se compromettre le moins. Le génie, qui, par définition en quelque sorte, passe le temps à se compromettre, aime à ses côtés cette prudence. Il y trouve la sensation de sécurité qu’il n’a pas toujours en lui-même. De fait, Cambacérès était vrai­ ment une raison solide, judicieuse, gâtée d ’ailleurs et rétrécie par l’égoïsm e. Méridional rassis, à la froideur diserte et précise, lent, manquant de solennité, facile à son individu corpulent, une forte timidité, habile cependant à sortir, le cas échéant, de sa circonspec­ tion pour insinuer quelque conseil, il sut prendre Napoléon comme (1) C’estsous le couvert de sa réputation de juriste qu’il alla jusqu’à se risquer à une intervention politique aussi hardie (hardie, en apparence seulement, car elle était si bien dans ie sens des choses) que la proposition de la création d’un tribu­ nal révolutionnaire sans jurés.