Page:Mercure de France, t. 76, n° 274, 16 novembre 1908.djvu/152

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338 MERCVRE DE FRANCE— 16-xi-1908 tes des prix, et j ’ai emmené mon fils à celle de notre cher et vieux lycée, bien que je fusse certain d’avance qu’il n’aurait pas même un dernier acces­ sit. Je voudrais que cette cérémonie eût développé en lui le sens de l ’iné­ galité ; car l’inégalité est une des conditions mêmes de la vie, et elle la rend possible et peut-être belle en la rendant infiniment variée ; on la cons­ tate en tout et partout, dans la nature entière, et parmi les pierres même, et l ’homme doit l’accepter, sous peine de ne pouvoir jam ais être heureux, puisque, pour rester dans le domaine physique et moral, il y aura toujours des forts et des faibles, des grands et des petits, des bons et des méchants, des intelligents et des simples* C ’ est pourquoi j ’ ai désiré que mon fils vît, pendant trois heures, ses camarades monter sur l’estrade et en redescen­ dre couronnés, tandis que lui-même demeurait assis sur son banc. J’ai pris des instantanés de ce symbolique spectacle ; j ’en composerai un bel album qu’il feuillettera pendant les vacances, qu’il feuillettera sans honte, comme sans mauvaise forfanterie, sans envie comme sans mépris. Non, non, je ne demande pas la suppression des récompenses ni pour les enfants ni pour les grandes personnes ; mais qu’on ne nous fasse pas, ni à mon fils, ni à moi, un grief de n’en avoir point obtenu ; pour Dieu, qu’on nous laisse tranquilles ! qu’on reconnaisse, dans notre humble place, la nécessité so­ ciale qu’il y ait des vingt-troisièmes ; qu’on respecte dans notre modeste personne la loi magnifique de l’inégalité. Mon idéal n’est pas plus un pro­ létariat de surhommes qu’ une oligarchie de primaires. Oui, je veux que mon fils s’habitue, se résigne à celte idée que le travail ne suffit pas sans les dons, ni les dons sans la chance, et que le plus grand savoir peut n’ê­ tre rien du tout pour celui qui le possède sans la grâce, non pas la grâce selon saint Augustin, saint Bernard ou Malebranche, mais une certaine grâce physique presque et que je ne peux bien vous définir qu’ en vous ra­ contant un fait dont j Jai été le témoin. C ’était pendant la dernière exposi­ tion ; un monsieur et une jeune dame se promenaient sur le trottoir roulant et rhomme disait à sa compagne : — Sais-tu à combien de mouvements nous participons en ce moment ? A six , à ma connaissance. — Tant que ça ! — Oui, d’abord, nous marchons su r ce trottoir, et d’un ; ce trottoir roule, comme son nom l’indique, et de deux ; et la terre accomplit sa ré­ volution autour de son axe, cela fait trois, cependant qu’elle décrit une orbe elliptique autour du soleil, quatre, et tout notre système planétaire est entraîné vers une étoile de la constellation d’Hercule, cinq, elle-même entraînée vers l’inconnu, six. La jeune dame ouvrait de grands yeux, mais parce qu’elle regardait un beau nègre. Quand ils furent arrivés à l’endroit où ils devaient descendre, la femme sauta légèrement ; mais l’homme aux mouvements ne sut pas coordonner le mouvement de descendre avec les $ix autres, et il fit une chute ridicule. C ’est lui qui avait le savoir, mais c ’est elle qui avait la grâce. Ces propos nous avaient amenés jusqu’au seuil de ma maison, — Au revoir, dis-je à Bouvard, en lui serrant la main, et merci : ce que vous m’avez dit m’a beaucoup frappé. — J’ai sans doute été prolixe, me répon­ dit mon ami ; mais je n’ai pas souvent l’occasion de donner mon avis, on ne me le demande pas ; pourtant, soyez certain que notre opinion n’est pas négligeable, à nous autres vingt-troisièmes. Qui sait si notre légion sans prestige n’est pas, comme l’infanterie, la reine des batailles ?