Page:Mercure de France, t. 76, n° 274, 16 novembre 1908.djvu/98

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MERCVRE DE FRANCE— 16-X1-1908 Marthe, mon œuvre brève et pure ! Je ne crierai plus de rage ni d’impuissance, dément d’orgueil. Sans effroi, entre les mains de la pensée, la plus précieuse matière qu’artiste eût jamais possédée! Pour ma joie, pour celle ’d e ceux qui l’approcheraient, je créerais la jeune femme lumi­ neuse et libre, ombre tapie depuis si longtemps au fond de mes songeries. Bravement, nous marchions déjà aux mensonges, elle encore toute illuminée de deuil. Marthe, un jour,murmura : « Sortir du cercle magique de ta pensée et infliger à la vie l’éblouissante défaite : aimer, être aimée dans le triomphe des seize ans, belle et haute! » Je l’avais faite mon héritière. Notre solitude se peupla de voisins de campagne, de fami­ liers que n’avait pas trop effarouchés notre bonheur hors les convenances et les étiquettes. Le peu d’humanité que nous désirions glissa jusqu’ à nous. Une bonne Dame (Marthe en riant l’appelait Petite mère), nous offrit ses conseils, sans bles­ ser notre amour-propre. Sa simplicité en harmonie avec sa -figure pâle, sa maison où l ’on respirait le parfum des tapis­ series fanées, des étoffes exténuées, l ’eau des vieux miroirs, le calme de l ’inaltérable province, sa vie toute frappée d’ ef­ facement, l ’approche, croyais-je, d’ un bienveillant crépus­ cule. Point debavardages ni de solennels arrêts, mais la rigueur des intérêts mondains, la domination de son front ruiné et de sa défiance observatrice et perspicace. Elle aimait la bonne chère, songeait aux besoins de l’Eglise et à son propre salut. Son grand calme intérieur pâlissait de repos la petitesse enfan­ tine de ses mains que seule la sagesse semblait avoir baisées. L’automne étirait ses voiles d’or et de brume violette dans la grelottante splendeur des lointains. A u x soirs tiédis de la Jampe, aux soirs fraternels sous les tentures des ténèbres, la Dame raisonnable écoutait nos confidences, nos songes, nos espoirs. Une grâce d’aïeule souriait, semblait-il, au passé de nos vieilles tasses. Elle observait ma nervosité et supputait les charges dont ma succession se trouverait grevée par mon testament et mon codicille. Marthe virginalement épanouissait la nudité mondaine de ses dix-huit ans. La moelleuse surprise de voir, un soir, réu-