Page:Mercure de France, t. 76, n° 275, 1er décembre 1908.djvu/30

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
408
MERCVRE DE FRANCE — 1-XII-1908

Maîtres chanteurs et l’Anneau n’étaient ensuite qu’un délassement. Devenir plus sain, pour une nature comme Wagner, cela équivaut à un recul…

Je considère que c’est pour moi un bonheur de tout premier ordre d’avoir vécu en temps voulu, d’avoir vécu précisément parmi les Allemands, pour être mûr pour cette œuvre. La curiosité du psychologue va chez moi jusque-là ! Le monde est pauvre pour celui qui n’a jamais été assez malade pour goûter cette « volupté du ciel ». Il est permis, presque commandé, d’employer ici une formule mystique. Je crois que je sais mieux que n’importe qui de quels prodiges Wagner est capable : l’évocation de cinquante univers de ravissements étranges que personne autre que lui ne peut atteindre à tire d’ailes. Et, tel que je suis, assez fort pour faire tourner à mon avantage ce qu’il y a de plus problématique et de plus dangereux, afin de devenir plus fort encore, j’appelle Wagner le plus grand bienfaiteur de ma vie. Ce qui nous unit, c’est que nous avons profondément souffert, souffert aussi l’un par l’autre, plus que les hommes de ce siècle seraient capables de souffrir. Cette alliance associera éternellement nos noms dans l’avenir. Si Wagner n’est parmi les Allemands qu’un malentendu, je le suis avec autant de certitude et le serai toujours.

Il vous faudrait d’abord deux siècles de discipline psychologique et artistique, messieurs les Germains !… Mais on ne rattrape pas de pareilles choses. —

Je veux encore dire un mot pour expliquer à mes auditeurs les plus choisis ce que j’exige en somme de la musique. Il faut qu’elle soit sereine et profonde comme une après-midi d’octobre. Il faut qu’elle soit particulière, exubérante et tendre, que sa rouerie et sa grâce en fassent une douce petite femme… Je n’admettrai jamais qu’un Allemand puisse savoir ce que c’est que la musique. Ce que l’on appelle des musiciens allemands, et avant tout les plus grands, ce sont des étrangers, des Slaves,

  1. Ce paragraphe devait primitivement faire partie de Nietzsche contre Wagner, et il se trouve en effet sous le titre Intermezzo dans l’édition privée de cet opuscule, publiée en 1889, à 50 exemplaires chez C.-G. Naumann, à Leipzig. Mais pendant l’impression, Nietzsche écrivit à son éditeur, en date du 20 décembre 1888, pour le prier de faire passer ce morceau, en supprimant le titre, dans le manuscrit d’Ecce homo. — H. A.