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MERCVRE DE FRANCE — 1-I-1909


exactement le contraire de ce qui m’eût été nécessaire. Malgré cela, et, en quelque sorte pour démontrer que tout ce 
 qui est décisif naît « malgré » les circonstances, ce fut durant 
 cet hiver et dans ces circonstances défavorables que mon
 Zarathoustra prit naissance.

Le matin je montais généralement la superbe route de Zoagli, en me dirigeant vers le sud, le long d’une forêt de pin ;
 je voyais se dérouler devant moi la mer qui s’étendait jusqu’à 
l’horizon ; l’après-midi je faisais le tour de toute la baie, depuis Santa Margherita jusque derrière Porto fino. Ce lieu, ce 
 paysage s’est encore rapproché de mon cœur par le grand 
 amour qu’éprouvait à son égard l’empereur Frédéric III. Le
 hasard voulut qu’en automne 1886 je me trouvai de nouveau sur
 cette côte, lorsqu’il visita pour la dernière fois ce petit univers 
 de bonheur, oublié à l’écart. C’est sur ces deux chemins que
 m’est venue l’idée de toute la première partie de Zarathoustra,
 avant tout Zarathoustra lui-même considéré comme type ;
 mieux encore j’ai été surpris[1] par Zarathoustra…

2.

Pour comprendre ce type, il faut d’abord se rendre compte
 de sa première condition physiologique : elle est ce que j’appelle la grande santé. Je ne saurais mieux expliquer cette idée, 
l’interpréter d’une façon plus personnelle que je ne l’ai déjà
 fait dans l’un des derniers morceaux du cinquième livre du
 Gai Savoir :

« Nous autres hommes nouveaux et innommés, hommes difficiles à convaincre — y est-il dit, — nous qui sommes nés
 trop tôt pour un avenir dont la démonstration n’est pas encore
 faite, nous avons besoin, pour une fin nouvelle, d’un moyen
 nouveau, je veux dire d’une nouvelle santé, d’une santé plus
 vigoureuse, plus aiguë, plus endurante, plus intrépide et plus 
 joyeuse que ne furent jusqu’à présent toutes les santés. Celui
 dont l’âme est avide de faire le tour de toutes les valeurs qui 
 ont eu cours et de tous les désirs qui ont été satisfaits jusqu’à
 présent, de visiter toutes les côtes de cette « méditerranée » 
idéale, celui qui veut connaître, par les aventures de sa propre expérience, quels sont les sentiments d’un conquérant et
 d’un explorateur de l’idéal, et, de même, quels sont les senti-

  1. Jeu de mot sur er fiel ein et er überfiel mich.