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Le citoyen est un être admirable. Tous les traités vantent ses vertus et son abnégation, en ajoutant : « D’ailleurs, il ne fait que son devoir. » Avec ce mot, Devoir, on fait danser le citoyen comme un ours avec une musette. Il danse, il crève d’avoir dansé le ventre vide et il clame, en expirant : « J’ai fait mon devoir ! » Ce pauvre animal, qui ne reçoit jamais rien que des coups de bâton quand il ne saute pas en mesure, est un débiteur éternel ; il doit toujours et il donne toujours, sans s’acquitter jamais. Sa dette est infinie ; la mort même ne l’éteint pas ; le fils la retrouve dans l’héritage de son père. Il vit sans espoir : il sait qu’il ne deviendra jamais un homme.

Le caractère fondamental du Citoyen est donc le dévouement, la résignation et la stupidité ; il exerce principalement ces qualités selon trois fonctions physiologiques, comme animal reproducteur, comme animal électoral, comme animal contribuable.

Animal reproducteur, le citoyen a donné lieu à bien des plaintes de la part de ses maîtres. Il est enclin, malgré les morales, à déverser en de furtifs seins la patriotique semence dont on façonne de petits soldats. Mal accueillis, ces animalcules n’ont pas même la consolation de mourir pour une grande cause ; seul l’égoïsme du citoyen indélicat cause leur destruction. De telles mœurs sont préjudiciables à l’État, car, plus un pays est peuplé, plus il est pauvre, et plus il est pauvre, plus il est docile. Nombreux, faciles à satisfaire, obéissants, les soldats d’un tel pays sont prêts à toute besogne : on les embarque indifféremment pour Fourmies ou Madagascar, le Dahomey ou Châlons. Parader devant des empereurs, massacrer des nègres, protéger les Turcs, crosser des femmes, ces diverses aventures leur plaisent : ils suivent le drapeau sans savoir où il va.

Malheureusement le citoyen se reproduit mal. L’homme lui a chuchoté à l’oreille de mauvais conseils. Déjà il ne fait plus volontairement qu’un enfant ; le second est une assurance contre la mort du premier ; le troisième, une erreur dont il se repentirait toute sa vie, s’il n’avait la joie de pouvoir l’offrir en holocauste à l’État. La fabrication du citoyen serait donc compromise si cet animal était moins docile et moins affectueux. Mais il aime ses maîtres, quels qu’ils soient, et l’autorité, d’où qu’elle vienne. Quand il le faudra, une bonne loi sur la reproduction mettra ordre au déficit, et le citoyen, qui ne fait plus d’enfants, en fera pour éviter l’amende et la honte.