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toire. Car comment ce qui n’est, au fond, que sensation pourrait- il subsister alors que la sensation elle-même a disparu ? M. B. Russell a déclaré qu’il ne sent pas, personnellement, qu’il soit monstrueux « d’affirmer qu’une chose peut présenter une apparence quelconque dans un endroit où il n’existe aucun organe nerveux ni aucune structure à travers laquelle elle pourrait apparaître » (cf. E. S., p. 335). Nous croyons, tout au contraire, que, pour l’immense majorité des hommes pensants, l’idée d’un « mal de dents que personne n’aurait », selon la plaisante expression de Lotze, présente des difficultés invincibles, et qu’il est fort malaisé de contester cette affirmation de Reid : « Que notre pensée et nos sensations doivent se rattacher à un sujet, sujet que nous appelons nous-même, n’est point… une opinion à laquelle nous sommes parvenus par le raisonnement, mais un principe naturel », ces principes naturels formant « une partie de notre constitution, dans la même mesure que la faculté de penser »[1].

Il n’en est pas moins certain que de telles conceptions naissent pour ainsi dire irrésistiblement en nous dès que nous essayons d’expliquer les phénomènes. Nous avions exposé autrefois (I. R., p. 333, 334) comment, tentant de combattre les conceptions cinétiques des physiciens, Boutroux et M. Bergson avaient affirmé que l’agent extérieur devait contenir en lui les aspects divers (tels que chaleur, lumière, électricité) sous lesquels il est susceptible de nous impressionner. Or ceci, exprimé dans le langage de tout le monde, implique évidemment la croyance que nos sensations, en tant que telles, peuvent se promener (si l’on ose dire) au dehors. C’est bien là ce que suppose le sens commun. Nous nous étions aussi (E. S., p. 574 et suiv.) appliqué à étudier d’un peu plus près la manière dont la sensation parvient ainsi, paradoxalement, à se détacher du moi. Ce qui est manifeste, en tout cas, c’est que ce sont les considérations de permanence qui sont, ici, déterminantes : si je n’avais conçu la permanence de l’objet, il n’y aurait pas de réel.

  1. Th. Reid, Works, éd. Hamilton, Edimbourg, 1846. Of the Human Mind, p. 130. Cf. ib., p. 183 « Mais quand nous faisons attention à notre sensation même et que nous la séparons d’autres choses, qui se trouvent y être jointes dans l’imagination, elle nous apparaît comme étant quelque chose qui ne saurait avoir d’existence hors d’un esprit sentant, et qui ne saurait se distinguer de l’acte de l’esprit qui l’éprouve. »