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fut élevée dans un couvent de la Flandre, et passa ensuite dans un de ces chapitres institués pour servir d’asile aux personnes d’une haute naissance qui se trouvent sans fortune. Résignée à son sort, elle se consolait de la triste uniformité de sa vie en cultivant la musique, le dessin et la poésie. À cette époque, un prince qui, par ses éminentes qualités et plus encore par ses grandes infortunes, inspirait un intérêt général, mais dont la diplomatie avait depuis longtemps abandonné la cause, le dernier des Stuarts, devint tout à coup l’objet d’une extrême bienveillance de la part de plusieurs cabinets de l’Europe. La cour de Versailles surtout se montra fort empressée envers le prince Charles-Édouard, parce qu’elle avait le projet de lui faire contracter un mariage, afin de ne pas laisser s’éteindre une race royale qui pourrait un jour servir utilement sa politique. Charles-Édouard, entrant dans les vues du cabinet français, arrêta son choix sur la princesse Louise de Stolberg-Goedern, non moins distinguée par sa naissance que par sa beauté et ses talents. Bien que plus jeune de trente-trois ans que le prince Édouard, elle accepta sa main ; et le mariage fut conclu, en 1772 sous les auspices de la cour de France, qui, concurremment avec l’Espagne et Naples, assura aux nouveaux époux un revenu suffisant. Charles-Édouard prit alors le nom de comte d’Albany, et alla s’établir avec sa femme à Florence, où le grand-duc Léopold avait fait disposer un palais pour les recevoir. S’ils ne furent pas heureux dans cette union, il faut moins en attribuer la cause à une grande disparité d’âge qu’à la différence de leurs caractères. La comtesse d’Albany était vive, spirituelle, et douée de cette bonté d’âme qui gagne tous les cœurs, tandis que son époux, d’une humeur chagrine et inégale, s’irritait à la moindre contrariété, et se jetait souvent dans des accès de rage et de fureur. Lorsque enfin il eut perdu jusqu’à l’espérance de remonter sur le trône de ses ancêtres, il tomba dans une espèce de délire, et se livra envers sa femme à de tels emportements, que le gouvernement de Toscane crut devoir intervenir et les séparer (1780). Madame d’Albany se rendit à Rome. où le cardinal d’York, frère du prince Édouard, lui donna un asile dans son palais. À Florence, elle avait été l’âme de la haute société, et sa maison était devenue le rendez-vous de tout ce que la cour et la ville avaient de plus distingué. Parmi les personnes qui témoignaient le plus d’empressement auprès de la belle comtesse, on remarquait surtout Alfieri, dont le génie mâle et ardent s’était déjà révélé dans quelques essais poétiques. Dans la force de l’âge et des passions, il conçut pour madame d’Albany un amour profond et violent qui s’accrut encore par une indifférence qu’il crut apercevoir, mais qui, au fond, n’était que de la retenue. Alfieri, désespérant d’être payé de retour, quitta Florence pour chercher dans les distractions d’un voyage un soulagement à ses souffrances. À peine eut-il appris l’arrivée à Rome de madame d’Albany, qu’il s’empressa d’aller la rejoindre. C’est dans cette ville, et vers la fin de 1790, qu’il forma avec elle cette liaison qu’il regardait comme le plus heureux événements de sa vie, et comme la source de ses plus belles inspiration. Voici en quels termes il a tracé le portrait de madame d’Albany, et raconté les premières impressions qu’elle fit sur son cœur : « J’avais vu plusieurs fois à Florence une étrangère très-distinguée sous tous les rapports ; il était impossible, de la rencontrer sans chercher à lui plaire. Bien que la plupart des étrangers de qualité se fussent présenter chez elle, je n’y allais pas : toujours attentif à éviter les femmes les plus agréables et les plus belles, je m’étais contenté de la voir très-souvent aux spectacles et aux promenades. Ses yeux noirs remplis de feu et d’une douce expression, joints à une peau très-blanche et à des cheveux blonds, donnaient à sa beauté un éclat dont il était difficile de se défendre… Vingt-cinq ans, beaucoup de penchant pour les lettres et pour les beaux-arts, un caractère d’ange, une fortune brillante, et une situation domestique qui la rendait malheureuse, comment échapper à tant de raisons d’aimer. Un de mes amis me proposa plusieurs fois de me présenter chez elle, et je me crus assez fort pour l’approcher, mais bientôt… j’aperçus que c’était la femme que je cherchais, puisqu’au lieu de trouver en elle, comme dans toutes les femmes vulgaires, l’occasion d’un dérangement, et, pour ainsi dire, d’un rapetissement de mes idées, j’y trouvais un aiguillon, un secours et un exemple pour tout ce qui est bien. Des lors, je me livrai sans réserve à ma passion pour elle, et certes je n’ai pas eu à m’en repentir, car au moment où j’écris ces pauvretés, après une union de douze ans, et à cet âge déplorable où il n’y a plus d’illusions, je sens que je l’aime chaque jour davantage. » En dédiant à la comtesse d’Albany la tragédie de Mirra, un de ses plus beaux ouvrages, il lui dit : « Vous êtes la source ou puise mon génie, et ma vie n’a commencé que le jour où elle a été enchaînée à la vôtre. » Bien que la liaison qui existait entre madame d’Albany et Alfieri ne fut un secret pour personne, ils ne l’avouèrent publiquement qu’après la mort du prince Édouard, qui arriva en 1788. Quelques années auparavant, le séjour dans les États romains fut interdit à Alfieri, selon quelques-uns à cause de cette liaison, selon d’autres, ce qui paraît plus vraisemblable, à cause de sa tragédie de Brutus, qui aurait blessé la susceptibilité de quelques grands dignitaires de Rome. Il alla dès lors habiter l’Alsace, où son amie le suivit à peu d’intervalle. Le hasard voulut qu’ils se trouvassent tous les deux à Paris lors des premiers événements de la révolution. Alfieri, entraîné par l’élan de son âme généreuse, adopta les doctrines des novateurs et se proposa de les appuyer de toutes ses forces ; mais craignant de voir le repos de son amie compromis par les orages politiques qui se préparaient, il sut la décider à aller passer quelque temps en Angleterre. Madame d’Albany séjourna une année dans ce pays, où elle dut éprouver une profonde émotion en songeant que son époux avait été, sur le point d’en occuper le trône. De retour à Paris, en 1792, elle y fut té-