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quelquefois sur ces décisions, malgré le voile où enveloppent les concurrents ; car il n’est pas permis de douter que de misérables démêles ne se soient élevés entre Euler et d’Alembert, et n’aient empêché celui-ci d’obtenir le prix qui lui était dû, non pour avoir résolu la question proposée, puisqu’elle est encore a résoudre, mais pour avoir posé, le premier, les fondements de la théorie mathématique et rigoureuse du mouvement des fluides, et ouvert la route de l’application du calcul différentiel partiel à la physique. La cause de ces démêlés n’est pas bien connue ; mais il y a tout lieu de penser qu’ils devaient leur naissance aux prétentions exagérées de Maupertuis, et sa querelle avec Voltaire, qu’Euler avait épousée. Il n’éprouva cependant point à l’Académie des sciences de Paris la même défaveur qu’il avait attirée à d’Alembert. Quoique celui-ci connut la cause du peu de succès de son ouvrage, il détermina sa compagnie à ne pas remettre un prix qu’Euler devait remporter. Les différents écrits dont je viens d’indiquer sommairement l’objet, et qui n’ont occupé qu’environ quinze années de la vie de d’Alembert, tracent une carrière brillante qu’il acheva de fournir par de nombreux mémoires, insérés, pour la plupart, dans ses huit volumes d’Opuscules. Ils roulent, en général, sur des développements ou des additions à divers points de ses ouvrages, et contiennent beaucoup de vues importantes. La première ferveur de son goût pour les mathématiques ne fit que suspendre celui qu’il avait montré pour les belles-lettres, dans le cours de ses études, et qui reparut bientôt lorsque, après ses plus importantes découvertes, les recherches mathématiques ne lui offrirent plus une mousson aussi abondante de vérités nouvelles, ou qu’il sentit le besoin de délasser son esprit de ces profondes méditations. C’est ce même goût qui donnait à ses préfaces l’intérêt qu’elles présentent presque toutes, par les remarques que l’on y trouve sur la philosophie et la métaphysique de la science ; mais c’est par le Discours préliminaire de l’Encyclopédie qu’il a commencé sa carrière littéraire ; et ce morceau, ou plutôt cet ouvrage ; demeurera le modèle du style dont il faut écrire sur les sciences pour unir la dignité à la précision. D’Alembert y présenta, dit-il, la quintessence des connaissances mathématiques, philosophiques et littéraires qu’il avait acquises pendant vingt années d’étude ; et il faut ajouter que c’était aussi la quintessence de tout ce qu’on savait alors sur ces différents sujets. Il rédigea, en outre la partie mathématique de l’Encyclopédie, pour laquelle il composa un grand nombre d’article, dont beaucoup sont remarquables par une énonciation précise, une discussion approfondie, et souvent un dénouement très-heureux de quelque difficulté métaphysique de cette science. En attachant son nom à ce grand ouvrage, il en partagea en quelque sorte la destinée, et se vit lancé dans le monde littéraire où les tracasseries ne sont peut-être pas plus vives que dans le monde scientifique, mais sont plus fréquentes et plus prolongées, à cause du grand nombre d’amours-propres qui peuvent y prendre part. Engagé par ce premier pas, d’Alembert, qui fut bientôt reçu a l’Académie française continua d’allier la culture de lettres à celle des mathématiques. Ses écrits littéraires, constamment dirigés vers le perfectionnement de la raison et la propagation des idées exactes, furent goûtés par tous les bons esprits. Aucun de ses ouvrages n’est de longue haleine ; mais tous sont remarquables par une diction pure, un stylo net, et des pensées fortes ou piquantes. L’Essai sur les gens de lettres les rappelle à ce qu’ils se doivent dans leurs relations avec les grands : la conduite de l’auteur ne démentait pas ses principes ; il ne flattait point les hommes en place, et l’un de ses ouvrages est dédié à un ministre disgracie. Les Éléments de philosophie, et, les suppléments que l’auteur y a joints, sur l’invitation du roi de Prusse, (Frédéric II), étaient bien propre à faire sentir le vide de ce qu’on appelait Cours de philosophie, dans les collèges. Les Réflexions sur l’élocution oratoire et le style, les Observation sur l’art de traduire, la traduction de quelques morceaux de Tacite, les Mémoires de Christine, reine de Suède, et plusieurs articles de littérature et de grammaire, sont des morceaux très-judicieux et dignes d’attention. Enfin, les éloges qu’il a faits, tant de quelques savants que des membres de l’Académie française dont il était secrétaire. écrits d’abord d’un style ferme et soigne, ont pris plus d’abandon, lorsqu’en avançant en âge il s’est cru plus de droits à la bienveillance du public. On lui a reproché de tomber dans la familiarité ; en reconnaissant ce défaut dans les derniers, on ne peut cependant s’empêcher de convenir que ceux-là même sont remplie de traits piquants. Tous portent l’empreinte d’une raison supérieure, et respirent l’amour de la justice, la haine des préjugés ; mais celle-ci contenue dans les bornes d’une scrupuleuse modération. Ce n’est que dans sa correspondance avec Voltaire, publiée après la mort de l’un et de l’autre, que le fond de sa pensée a paru à découvert ; mais son âme s’était déjà fait connaître par un grand désintéressement. Atteint par la persécution suscitée à l’Encyclopédie, et dédaigné par le gouvernement de sa patrie, il refusa néanmoins la présidence de l’Académie de Berlin, et le roi de Prusse la laissa vacante tant qu’il eut l’espérance de l’attirer auprès de lui ; il résista de même aux pressantes sollicitations de l’impératrice de Russie (Catherine II) qui lui écrivit de sa propre main pour l’engager à se charger de l’éducation de son fils. Les étrangers avertirent sa patrie de tout ce qu’il valait, et il reçut une pension du roi de Prusse, lorsqu’on lui refusait encore celle de l’Académie des sciences, à laquelle il avait tant de droits. Son revenu ne sortit jamais des bornes de la médiocrité, et pourtant il fit un grand nombre d’acte de bienfaisance. Il passa plus de trente années chiez la femme qui l’avait élevé, menant la vie la plus simple, et ne quitta ce domicile que contraint pas sa santé d’en chercher un plus sain. On a prétendu que, parce qu’il avait cultivé les sciences abstraites, et qu’il voulait que la raison et la vérité, au moins celle des sentiments, servissent de base à toutes les productions littéraires ; on a prétendu, dis-je, qu’il était dépourvu de sensibilité,