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porta de grands obstacles à ce projet, et le mécontentement de l’armée donna lieu à la scène déplorable dont Clitus fut victime. Alexandre, dont il avait blessé l’orgueil, le tua de sa propre main, au milieu d’une orgie : c’était le frère de sa nourrice, l’un de ses plus fidèles amis, et de ses meilleurs généraux. Toutefois le caractère d’Alexandre n’était pas encore tellement changé, qu’il pût commettre une action si odieuse sans éprouver de remords[1]. L’année suivante, ayant repris le cours de ses conquêtes, il acheva de soumettre la Sogdiane. Oxyarte ; l’un de ceux qui avaient livré Bessus, et qui s’était révolté ensuite, mit sa famille en sûreté dans une forteresse, sur un rocher escarpé. Les Macédoniens parvinrent à escalader ce rocher, et s’emparèrent de la place. Parmi les captives était Roxane, fille d’Oxyarte, l’une des plus belles personnes de l’Asie. Alexandre ne voulut point abuser de ses droits et il l’épousa. Lorsqu’Oxyarte le sut, il se rendit de nouveau à Alexandre, qui le traita avec beaucoup de distinction. Il revint encore passer l’hiver à Bactres ; et c’est alors qu’Hermolaüs[2], arrête et interrogé, s’avoua chef d’une conspiration, et accusa Callisthènes et beaucoup d’autres personnages distingués d’être ses complices. Ils furent tous mis a mort sur-le-champ, à l’exception de Callisthènes, réservé à un sort plus cruel. Ce philosophe, dont le plus grand crime était d’avoir montré trop d’attachement aux mœurs des Grecs, et d’avoir frondé trop ouvertement les ridicules et les vices du conquérant, fut horriblement mutilé, et traine à la suite de l’armée, dans une cage de fer, jusqu’à ce qu’il se fût soustrait lui-même par le poison à ces odieux traitements[3]. Le printemps suivant, Alexandre, n’ayant plus d’ennemis devant lui, voulut en aller chercher plus loin. Les vastes régions de l’Inde, dont le nom était à peine connu, lui parurent une conquête digne de son ambition[4], et il en fit prendre la route a son armée. Après avoir passé l’Indus[5], il entra dans le pays de Taxile, prince indien, dont l’alliance lui procura une armée auxiliaire et cent trente éléphants Guide par Taxile, il marche vers l’Hydaspe, dont Porus, autre roi de l’Inde, gardait le passage avec toutes ses troupes. Porus combattit avec courage, mais ne put éviter sa défaite. Ce fut au pesage périlleux de l’Hydaspe qu’Alexandre, s’exposant aux plus grands dangers, dit ce mot qui explique toute sa vie : « Ô Athéniens ! à quels dangers je m’expose pour être loué par vous[6] ! » Porus étant tombé en son pouvoir, il le rétablit sur son trône, et parcourut ensuite l’Inde[7], moins en ennemi qu’en maître de la terre. Il établit dans cette partie du monde plusieurs colonies grecques ; et, selon Plutarque, le nombre des villes qu’il y fit bâtir s’élevait à plus de soixante-dix. Celle de Bucéphalie dut son nom au cheval que ce prince avait toujours monté, et qui avait été tué au passage de l’Hydaspe [8]. Ivre de ses succès, et ne mettant plus de terme à son ambition, il se disposait à passer l’Hydaspe, dans l’espoir d’aller jusqu’au Gange[9], lorsqu’il fut arrêté par les murmures de son armée,

  1. Ce meurtre eut lieu vers le commencement de 328. À Marakand, sans doute après la jonction des cinq colonnes mais avant les courses nombreuses et la mort de Spitamène. — Le mot qui suit (l’année suivante) est juste, une fois qu’on a la date vraie du meurtre. Val. P.
  2. C’est la même année 326 (et non en 327), et c’est en Sogdiane que fut découverte l’entreprise d’Hermolas, seulement ce fut vers la fin de la campagne. L’arrestation de Callisthènes eut lieu un peu plus tard, à Cariata, sur la frontière de Bactriane et de Sogdiane, et le philosophe fut quelques temps en prison à Bactres. Quant à la réalité de la conspiration, elle ne nous semble pas plus douteuse que celle des trames de Philotas ; mais elle avait moins de consistance et un tout autre caractère. Il ne faudrait pas nier que quelques grands officiers n’en aient eu connaissance. Lysmaque y fut impliqué (bien qu’on doivent mettre en doute la fable du hon). Callisthènes ne fut sans doute si longtemps gardé que parce que l’on comptait obtenir des révélations et connaître les moteurs du complot. Au reste, on a beaucoup déclamé sur la mort de Callisthènes (Sénèque surtout, qui se montre en cette occasion plus exagéré et plus faux que jamais). Le fait est cependant, quelque mystérieuse que soit demeurée toute cette affaire, que Callisthènes était loin d’être un caractère honorable ou raisonnable, et que peu d’hommes inspirent moins de sympathie que ce capricieux bel esprit, tantôt flatteur, tantôt satirique, et toujours parasite. Val. P.
  3. Toujours en 327, et la même année que celle dont on dit plus haut : « l’année suivante, il reprit le cours. » etc. ─ Il est évident que ce ne peut être au printemps, ou du moins au commencement du printemps. Val. P.
  4. Les anciens n’en donnent pas d’autres motifs ; mais il est permis de présumer qu’Alexandre, si plein de raison dans tous ses plans, en eut de plus solides ; et, une fois ceci posé, on se rappellera que l’empire médo-perse alla pendant un temps jusqu’au Sindh, et conséquemment contint des districts indiens, Inde citérieure (dès lors, quoi de plus simple que de vouloir réunir aux provinces conquises sur Darius III, ce qu’avait conquis Darius Ier ?) ; puis on réfléchira qu’Alexandre, non content de conquérir, voulait garder et mettre à l’abri de toute insulte (donc il lui fallait des frontières fortes, et, par suite, des frontières naturelles, et quelle frontière plus naturelle que le Sindh ou les monts qui en limitent le bassin à l’est ? Ces motifs politiques et sages n’empêchent pas motifs poétiques (l’instinct d’aventures, le désir de marcher sur les traces d’Hercule te de Bacchus) n’aient eu aussi quelque puissance sur le cœur d’Alexandre ; mais c’est s’aveugler à plaisir, que de donner la première place à de semblables idées. Un visionnaire ne passe pas victorieusement les glaciers du Paropamise, et ne fait pas sans commettre une faute trois campagnes contre les sauvages des steppes de Boukahne. Val. P.
  5. Il est beaucoup de pays à traverser avant d’en être à ce fleuve : ce pays, coupé en une foule de districts diversement régis, ne fut pas soumis sans quelque peine ; mais, comme toujours, Alexandre, par la supériorité de sa politique comme par celle de ses armes, triomphait. Nul concert n’était possible entre toutes ces petites peuplades, et quelques chefs étaient toujours ses alliés. Même conduite après avoir passé le Sindh. Il voit là deux rajahs puissants, rivaux l’un de l’autre : il met à profit leur division : l’un résistera, dès lors l’autre inclinera pour lui. Cet autre est Taxile, il en fait son allié, le reconnaît roi (mais roi vassal), et le flatte sans doute dans l’espoir d’ajouter à son royaume s’il en reçoit des services essentiels. Val. P.
  6. C’est un des beaux faits d’armes d’Alexandre que ce passage de l’Hydsape (Djelam ou Behat) et la bataille qui suivit. Val. P.
  7. Il parcourut tout simplement le Pandjab, encore ne fut-ce que jusqu’au Stelejd (Hydsape). Voy. plus bas. Val. P.
  8. C’est la première fois que dans l’article il est question des colonies (lacune grave, mais que réparent les notes ci-dessus). ─ Quant au chiffre 70. il ne se rapporte point aux seules colonies de l’Inde, et surtout à celles du Pandjab. — Tous ces événements jusqu’à la sédition de l’Hyphase, sont de 327 (date incontestée, et une des bases de la chronologie d’Alexandre). Val. P.
  9. Il ne faut pas s’émerveiller de ce mot, comme si c’eût été de la part d’Alexandre un ambition gigantesque. Il n’avait plus après le Setledj, que le Byiah a passer pour être hors du Pandjab ; et de cette rivière, s’il l’eût franchie vers le 74e degré de longitude est, il n’y a qu’un degré au Gange qui, de ce point, coule dans un sens généralement est. On peut penser qu’Alexandre se serait spontanément arrêté là, même sans révolte ; le Byiah, ou le dos de pays entre le Byiah et le Gange étaient la frontière orientale naturelle du son empire tel qu’il le concevait. Val. P.