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que. même dans ces engagements secrets, la bonne foi des deux souverains ait été bien sincère. Napoléon avait senti que, malgré ses succès, il lui serait alors impossible d’anéantir la puissance russe ; mais il était loin d’y renoncer ; il lui fallait encore quelques années pour affermir et compléter son pouvoir dans l’Occident. Ainsi, dans sa pensée, toutes les promesses. tous les engagements de Tilsitt ne furent que temporaires, et les secrets de sa politique à cette époque s’expliquent très-bien par ce peu de mots qu’un officier de son état-major (le général Jomini) écrivit alors du théâtre des événements : « Nous venons de faire avaler un verre d’opium a l’empereur Alexandre ; et pendant qu’il dormira, nous allons nous occuper ailleurs[1]. » Et qu’on ne croie pas que de son côté l’empereur Alexandre fut plus sincère. Il s’était tiré le moins mal qu’il avait pu d’une position fâcheuse, et il se promettait bien aussi de gagner du temps, d’endormir son rival, et d’attendre des circonstances plus favorables. Des écrivains russes, et notamment l’aide de camp d’Alexandre, M. de Boutourlin (dans les prolégomènes de son Histoire de la campagne de 1812), déclarent nettement que le traite de Tilsitt était trop onéreux à la Russie pour qu’elle pût le considérer autrement que comme un moyen de gagner du temps. Sir Walter Scott joint à ce grave témoignage le récit de faits qui semblent plus concluants encore. Selon cet historien, qui a puisé, comme l’on sait, une partie de ses documents aux archives de l’Angleterre, « un officier, littérateur célèbre[2], fut employé par Alexandre ou par ceux que l’on pouvait penser être ses plus intimes conseillers, à communiquer au ministère anglais l’expression de la secrète satisfaction qu’éprouvait cet empereur de habileté qu’avait déployée la Grande-Bretagne en devançant et prévenant les projets de la France, par son attaque contre Copenhague. Les ministres anglais furent invités par le même officier a communiquer franchement avec le czar, comme avec un prince qui, bien qu’obligé de céder aux circonstances, n’en était pas moins attache plus que jamais à la cause. de l’indépendance européenne. » Ainsi, pour la ruse et la duplicité, aucun des deux souverains ne le cédait à l’autre ; mais on voit que, plein de confiance dans son habileté, et de mépris pour la jeunesse et l’inexpérience d’Alexandre, Bonaparte fut en cette occasion tout à fait dupe d’un prince nourri dans l’astuce des cours, qui cachait, sous une apparence d’effusion et de candeur, un esprit subtil et très-dissimulé. Après la paix de Tilsitt la conduite d’Alexandre fut en apparence celle du plus fidèle allié de la France ; dans toutes les occasions il professa la plus haute estime, l’admiration la plus invariable, pour le grand homme qui la gouvernait ; et lorsqu’il apprit le désastre de Copenhague, il publia une déclaration ou il qualifiait l’attaque des Anglais d’insigne brigandage[3], et après laquelle il regardait comme rompus tous ses rapports avec l’Angleterre, annonçant que nul ambassadeur anglais ne serait reçu à St-Pétersbourg ; qu’aucun communication entre les deux puissances n’aurait lieu avant que le Danemark eut obtenu justice ; enfin il fit arrêter les vaisseaux des Anglais qui se trouvaient dans ses ports, et mettre le séquestre sur toutes leurs propriétés. Et l’on doit remarquer que toutes ces démonstrations n’étaient pas faites pour donner à l’empereur Alexandre de la popularité dans son empire ; car on ne peut douter que les relations qui s’établirent entre la France et la Russie par la paix de Tilsitt ne fussent contraires à cette dernière puissance, et que son commerce, qui jusque-la s’était accru dans une progression très-rapide, ne soit alors tombé plus rapidement encore[4]. Obligé de céder à d’impérieuses nécessités, Alexandre avait dû voir de plus loin, et la suite des événements a suffisamment prouvé que dans cette occasion son rôle ne fut pas le plus maladroit. Le peu de concessions qu’il obtint offrait des avantages réels, positifs ; et son rival, qui se fit en apparence accorder beaucoup, n’eut que des conquêtes imaginaires, qu’il n’a jamais pu effectuer et qui en définitive ont causé sa ruine. ─ Ce fut sous le vain prétexte de compléter le système continental, et en conséquence des conventions de Tilsitt, que, vers le commencement de 1808, Alexandre tourna ses armes contre le roi de Suède, Gustave IV, son beau-frère, qui venait de conclure une alliance avec l’Angleterre. Il fit envahir la Finlande par trois corps d’armée que commandait Buxowden[5] Les Suédois, accablés par le nombre, déployèrent une inutile valeur : ils furent contraints de se retirer, et le général russe, pour hâter une conquête à laquelle Alexandre mettait beaucoup de prix, joignit à la force des armes des moyens peu dignes

  1. C’est à l’auteur de cette notice lui-même que M. de Jomini écrivit cette phrase remarquable.
  2. On croit que ce fut le célèbre Kotzbue. (voy. ce nom).
  3. C’était dans ce moment même que, selon l’historien Walter Scott, Alexandre envoyait sécrètement un de ses officiers à Londres pour offrir au ministère anglais les témoignages de son estime et de son admiration.
  4. Ce fut surtout à la rupture du traité de cotumerce avec l’Angleterre que commença la chute du papier-monnaie. Le rouble-assignat tomba en quatre ans de 300 centimes à 95, et il ne s’est plus relevé au-dessus de 119.
  5. On sait que, malgré la supériorité de ses forces, la Russie se crut alors obligée d’acheter l’inexpugnable forteresse de Swiabourg, que le gouverneur Grouchtett vendit avec toute la flottille suédoise. Le général russe Spreugporten fut l’agent de cette honteuse négociation.