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ALI

entre les gens du pacha et les troupes du Grand Seigneur s’en serait suivi immédiatement. Quoi qu’il en soit, le lendemain Khourschid fit enterrer le corps d’Ali avec tous les honneurs dus au rang d’un vizir et d’un pacha à trois queues. La tête fut expédiée la nuit même pour Constantinople. L’impression que cette mort d’Ali-Pacha et la saisie de ses trésors firent dans toutes les provinces turques est impossible à décrire ; on eût dit que l’empire était délivré de toits ses dangers et de tous ses ennemis. Le même enthousiasme de fanatisme et d’orgueil éclata dans la capitale, le 22 février, a l’arrivée du sanglant trophée de la victoire de Khourschid. Le lendemain la tête d’Ali fut exposée aux portes du sérail au milieu d’un concours immense de peuple et d’une exaltation qui força tous les étrangers à se tenir éloignés de ce dangereux spectacle. Au-dessous de la tête livide du vieillard était cloué l’yafta contenant les motifs de la sentence. On y lisait : « Voici tête de Tépéleninli Ali-Pacha, traître à son culte et à son souverain. Les sectateurs de l’islamisme se trouvent donc enfin délivrés de son astuce et de sa tyrannie. » Quant aux trésors d’Ali, qui furent évalués par des calculs sans doute exagérés à plus de 200 millions de francs, une partie avait été absorbée dans la longue durée du siége, au dedans à payer ses satellites, au dehors à pratiquer des intrigues et gagner des partisans. Ali avait même fait couler secrètement pendant la nuit, dans le lac, des coffres de fer remplis d’or, et lui seul aurait pu en désigner l’endroit, en sorte que les richesses trouvées dans la tour furent de beaucoup inférieures à l’idée qu’on en avait (12 à 15 millions de piastres). Si l’on veut bien connaître le caractère d’Ali et prononcer sur ses actions avec quelque exactitude, il faut avoir soin d’écarter les bruits populaires dont il a été l’objet[1] ; et il faut remarquer surtout que, si les Français qui l’ont approché en parlent comme d’un tyran cruel et féroce, les voyageurs anglais ont fort adouci la sévérité de ce jugement ; ainsi les uns ont vraisemblablement exagéré et les autres affaibli les couleurs de ce tableau, parce qu’il s’est mêlé dans cette double manière de voir le souvenir d’intérêts politiques encore récents. Les Français, en général, le signalent comme ingrat et traître envers eux, et surtout envers Napoléon. Parmi ces derniers, il faut citer le militaire qui, après avoir pris le turban sous le nom d’lbrahim-Manzour-Effendi, a commandé l’arme du génie au service d’Ali-Pacha depuis 1816 jusqu’en 1819[2]. Les mémoires qu’il a laissés sur la Grèce et sur l’Albanie, pendant l’administration d’Ali, méritent d’être consultés. Le pacha y est représenté comme un exécrable tyran, ignorant et superstitieux, croyant à la pierre philosophale et à l’astrologie judiciaire, espérant vivre jusqu’à l’âge de cent cinquante ans. L’auteur assure qu’il passait pour un impie, un mécréant, et même auprès de quelques personnes pour un athée ; qu’il avait double harem, l’un de femmes et l’autre de ganymèdes, ou se trouvaient au delà de quatre cents jeunes gens destinés à ses infâmes plaisirs. Selon cet auteur, les deux traits les plus saillants du caractère d’Ali étaient une insatiable avidité et une ambition sans bornes ; du resté, il était très-sensible au chant ; une belle voix lui causait la plus vive émotion ; la mélodie seule attendrissait son cœur farouche. Il expliqua un jour à Ibrahim-Effendi de quelle manière un vizir avait moyennant son firman du Grand Seigneur, le droit de faire tuer qui bon lui semblait, et jusqu’au nombre de sept personnes par jour, sans que sa conscience dût en être chargée, ajoutant que s’il commettait des crimes, s’il était tyran (zalim), c’était pour le bien de la religion et de l’empire ; que d’ailleurs, puisqu’il ne pouvait pas être aimé, il voulait être craint. Selon Ibrahim, il n’y avait que lui et les derviches qui osassent lui parler avec liberté, et il rapporte plusieurs exemples qui prouvent, dit-il « jusqu’à quel point Ali-Pacha, l’homme le plus orgueilleux, le despote le plus cruel, portait le respect et la peur pour les derviches. — Mon fils, lui dit un jour Ali à ce sujet, j’ai bien des défauts, je suis un tyran, il est vrai, mais j’ai une vertu qui compense tout cela, c’est la patience. — Je lui demandai, ajoute Ibrahim, pourquoi, étant doué de cette belle vertu, il faisait tuer tant de monde. Il me fit observer que cela était nécessaire avec des peuples tels que ceux qu’il gouvernait. — Vous ne connaissez pas les Albanais ni les Grecs, dit-il ; ils sont destinés à être gouvernés par moi, et il n’y a que moi qui sois destiné à les maintenir en crainte. » Voici, d’un autre côte, comment le capitaine Smith, de la flotte anglaise stationnée à cette époque dans la Méditerranée, dépeignait Ali-Pacha : « L’imagination de et ceux qui ont entendu parler de lui se le représente

  1. Ali-Pacha avait fait faire, en 1820, son portrait, destiné à être offert en présent au roi d’Angleterre, et il y avait joint, sur sa propre vie et son caractère, un petit mémoire qu’il avait composé et édité lui-même à un de ses secrétaires grecs : il y règne un singulier ton de patelinage, mais le style en est vif, énergique et concis. En voici une traduction littérale :

    « Je naquis dans une terre de l’Albanie nommé Tépelini, de parents nobles, fils de pacha. Mon père et met aïeux ont rendu des services à ces lieux et à leurs habitants : Il les ont secourus efficacement. Mon père étant mort, je suis resté seul à l’âge de six ans. Alors, amis et ennemis, et tous ceux qui reçurent des bienfaits de mon père, se tournèrent contre moi, comme des fous furieux, pour m’égorger. Mais le Tout-Puissant, qui avait déjà décidé que je vivrais longuement et que je monterais au plus haut point de la gloire, m’arracha de leurs dents et me préserva de tout mal. Non-seulement il me prêta son bras puissant, mais il me mit encore en pouvoir, par la guerre, mettre ne fuite et détruire beaucoup de mes ennemis, quoique je fusse dans le besoin de bien des choses. De cette manière, par la volonté de Dieu, je me suis élevé à tant de gloire, que j’ai reçu de mon roi de très-grands honneurs, avec beaucoup de richesses et des trésors inépuisables. Après être parvenu au faite de l’honneur et de la richesse, j’ai combattu tous mes ennemis, les uns en les reversant, et en les poursuivant avec le fer et le feu, les autres, en les punissant d’autres manières. J’ai subjugué toute l’Albanie, j’ai dominé dans plusieurs autres pays. J’ai détruit, j’ai exterminé les scélérats et les assassins ; j’ai comblé d’honneurs les justes, j’ai agrandi les petits, j’ai enrichi les pauvres et j’ai tenu bas les riches. Cependant, quoique je fusse devenu immensément riche et glorieux, je n’en avais jamais assez. Je suis venu, j’ai vu et passé. J’ai fui et perdu la richesse et la gloire. J’ai reconnu clairement que toute chose ici bas est nulle et que tout, dans ce monde, n’est que vanité. »

  2. Cet officier, Alsacien d’origine et dont le nom était Cerfherr, a mis la fin lui-même à ses jours, depuis la publication de ses mémoires, en 1827.