on guettera plutôt le moment où arrivera la distraction, des longtemps annoncée, et sur laquelle on s’imagine avoir des droits imprescriptible. Voilà l’énumération des écueils sur lesquels l’excellent Ampère alla souvent se briser. Quelques bizarreries ; l’ignorance du monde ; ce que dans notre société, toute artificielle, on appelle un manque de tenue, n’empêchaient pas assurément qu’Ampère ne fut un des savants les plus perspicaces, les plus ingénieux de notre époque ; mats, on doit l’avouer, les leçons en souffraient ; mais les forces d’un homme de génie auraient facilement reçu un emploi plus judicieux, plus utile : mais la science elle-même, dans sa juste susceptibilité, pouvait regretter qu’un de ses plus nobles, de ses plus glorieux représentants se trouvât exposé aux plaisanteries d’une jeunesse étourdie et de quelques désœuvrés. D’autres fonctions publiques nuisirent encore à la gloire du savant. Si Ampère convenait peu aux fonctions d’inspecteur général de l’université, cette place, on peut l’affirmer, ne lui convenait guère : mais les devoirs de père de famille, mais une bienfaisance qui s’exerçait fort au delà des limites de la prudence, même aux époques où ses amis calculaient avec inquiétude de combien il s’en fallait qu’il n’eût rien ; mais la ruineuse habitude de jouer avec les remaniements dans les imprimeries ; mais le besoin de faire exécuter sans cesse de nouveaux appareils d’électromagnétisme, éloignaient chez Ampère jusqu’à la pensée d’abandonner la principale branche d’un modeste revenu. Aussi, tous les ans, au moment où les tournées étaient distribuées dans les bureaux universitaires, le voyait-on se soumettre, avec résignation, au métier de solliciteur ; et pour obtenir le mission dont sa santé aurait le moins à souffrir, ou qui pouvait devenir l’occasion de quelques centaines de francs d’économie, perdre en démarches pénibles, humiliantes, souvent infructueuses, plus de temps qu’il ne lui en eût fallu pour créer un chapitre de ses théories électromagnétiques. Un si misérable emploi des plus hautes facultés intellectuelles a nui, plus qu’on ne l’a remarqué, au progrès des sciences et à la gloire d’Ampère. Débarrassé d’une multitude d’occupations assujettissantes, de détails mesquins, de servitudes minutieuses, il eût poursuivi avec ardeur, avec persévérance, les mille idées ingénieuses qui journellement traversaient sa vaste tête. Chaque jour il mettait lui-même en balance, dans sa correspondance avec ses amis, ce qu’il faisait et ce qu’il aurait pu faire, et chaque jour les résultats de cet examen ajoutaient à sa profonde tristesse. Voilà ce qui empoisonna sa vie ; ce qui lui faisait désirer qu’on écrivit sur sa tombe l’épitaphe brève et en même temps si expressive qu’un célèbre ministre de Suède s’était choisie :
- Heureux enfin ! (Tandem felix !)
─ Ampère partit de Paris -très-souffrant, pour
une inspection universitaire, le 17 mai 1836. Ses
amis étaient cependant pleins de confiance. Ils se
rappelaient que le climat du midi lui avait déjà
une fois redonné la santé. M. Brédin, qui alla à
sa rencontre à St-Étienne, ne partagea pas ces illusions.
Le savant directeur de l’école vétérinaire
de Lyon vit dans les habitudes corporelles
d’Ampère l’empreinte de la décrépitude. Tout lui
parut altéré dans sa figure ; tout jusqu’à la forme
osseuse du profil. La seule chose qui n’eût pas
changé, et celle-là devait avoir la plus fatale influence
sur une santé déjà si délabrée, c’était l’intérêt
passionné, immodéré, que prenait l’illustre académiciend
à tout ce qui du nord au sud, du levant
au couchant, lui semblait pouvoir améliorer les
conditions actuelles de l’espèce humaine. L’affreuse
toux qui minait Ampère, sa voix profondément altérée,
sa grande faiblesse, commandaient un silence,
un repos absolu. La personne la plus indifférente
se serait fait un scrupule de provoquer dix paroles;
et cependant, dès que M. Brédin eut
commencé à décliner une discussion minutieuse,
difficile, sur des changements projetés dans le second
volume de l’Essai sur la philosophie et la classification des sciences, Ampère s’emporta avec une
extrême violence. « Ma santé ! ma santé ! s’écria-t-il.
Il s’agit bien de ma santé ! il ne doit être
question, ici, entre nous, que de vérités éternelles. ! »
à ces exclamation succédèrent de longs
développements sur les liens délicats, subtils, imperceptibles
au commun des hommes, qui unissent
les diverses sciences. Bientôt après, franchissant le
cadre que M. Brédin, avait fini par lui concéder,
Ampère, saisi d’un mouvement d’enthousiasme,
évoqua à son tribunal, pendant plus d’une heure, les
personnages de l’antiquité et de notre époque, qui
ont influé d’une manière utile ou fâcheuse sur le
sort de leurs semblables. Ce violent effort l’épuisa.
Le mal s’accrut pendant le reste du voyage. En arrivant
à Marseille, cette ville qu’il aimait tant, qui
une première fois le rendit à la vie, Ampère était
dans un état presque désespéré. Les soins tendres
et respectueux de tous les fonctionnaires du collège,
ceux du savant médecin de l’établissement, amenèrent
une légère amélioration. L’âge peu avancé du
malade était aussi un sujet d’espérance. On ne songeait
pas qu’Ampère aurait pu dire, connue van
Orbeeck : « Comptes double, messieurs, comptez
double, car j’ai vécu jour et nuit ! » L’illustre
géomètre ne partagea aucune des illusions de l’amitié.
En quittant Paris, il se croyait déjà sans ressources.
La preuve en est consignée dans une
lettre que nous avons eue sous les yeux, et
dans cette réponse aux exhortations pressantes
de l’aumônier du collège de Marseille : « Merci,
monsieur l’abbé, merci ! Avant de me mettre en
route, j’avais rempli tous mes devoirs de chrétien. »
La résignation que montra Ampère à ses derniers
moments étonna tous ceux qui connaissaient son
caractère ardent, sa vive imagination, son cœur
chaud. Jamais on ne se fût attendu à trouver en lui
le calme de cet ancien philosophe qui, au lit de
mort, repoussait toute distraction, afin, disait-il, de
mieux observer ce qui se passerait au moment précis
ou l’âme abandonnerait le corps. Peu d’instants
avant que le mourant perdit entièrement connaissance,