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cassette à Arnault mille écus de traitement, dont les deux premières années seules furent payées. Ce fut vers ce temps qu’affilié à la loge du Patriotisme à Versailles, il composa pour une solennité maçonnique une scène lyrique, dont le succès engagea un musicien nommé Simon à lui conseiller de mettre sur la scène l’aventure de Gil Blas chez les voleurs. Arnault entreprit cet ouvrage et le fit présenter aux comédiens du Théâtre-Italien ; mais rien que sur le titre, la pièce fut repoussée par ces messieurs, qui ne voulaient pas jouer des brigands. Arnault, sans se décourager, entreprit une tragédie, le Mariage de vengeance, sujet également tiré du roman de le Sage. Son œuvre achevée, il voulut la lire à Ducis, qui, après le lui avoir promis, ne voulut pas l’entendre. Loin de se laisser abattre par tous ces déboires, le persévérant jeune homme mit aussitôt sur le métier une troisième pièce : c’était celle qui devait faire sa réputation : c’était Marius à Minturnes. Cependant sa pension sur la cassette de Madame cessa de lui être payée, Monsieur n’ayant pas approuvé cette dépense. Alors la mère d’Arnault, espérant par là qu’en obtiendrait facilement la ratification du traitement en question, engagea son fils à acheter, de moitié avec Sylvestre, membre de l’académie des sciences, une charge de valet de garde-robe[1]. Il est curieux de voir avec quel soin, dans ses Souvenirs, Arnault dissimule ce titre qui n’avait rien que d’honorable pour des bourgeois avant la révolution, mais qui pesait si cruellement à son amour-propre depuis que le niveau de 1792 avait passé sur toutes les distinctions domestiques de la vieille cour. Pour comble de ridicule, il cherche dans ce passage de ses mémoires a s’assimiler au comte d’Avaray et au duc de Liancourt, grands maîtres de la garde-robe, l’un du roi Louis XVI, l’autre de Monsieur[2]. Il avoue au surplus que si d’abord il fut assez gauche dans ses fonctions, il devint par la suite un peu plus adroit, sans que le prince parut plus s’apercevoir de sa gaucherie que de sa dextérité. Dans tous les cas, Arnault avait alors mal choisi son temps pour acheter une charge à la cour ; et comme il le dit lui-même, après Chamfort, placer ainsi son argent en 1788, c’était se faire marchand de poisson après Pâques. Rien n’était plus aventure que les placements de cette espèce dans un temps où les princes obérés ne pouvaient, malgré les réformes que leurs maisons avaient subies, les maintenir sur le pied dispendieux où elles étaient encore. Mais à Versailles faisait-on ces réflexions ? On y vivait avec une sécurité que les premières secousses de la révolution de 1789 purent à peine dissiper. Cousin de l’infortuné Flesselles, Arnault dut voir avec horreur les sanglants débuts de ce grand ébranlement social. Au surplus, lui-même rend compte de ses sentiments royalistes d’alors avec bonne foi sans doute, mais aussi avec une sorte de regret et presque de mauvaise honte : « Quelles étaient alors mes opinions politiques, dit-il dans ses Souvenirs ? Je serais assez embarrassé de le dire au juste. Au collège, le mot de liberté avait noblement résonné a mon oreille ; mais j’étais trop familiarisé dès l’enfance a avec l’ordre établi pour y voir un esclavage. Comme le roi était bon, je ne concevais pas qu’on eût rien à redouter de son pouvoir, quelle qu’en fût la nature. Ce n’est pas d’ailleurs dans la ville où l’on vivait d’abus que les inconvénients des abus se faisaient sentir. Cependant, aux approches de la révolution, mon caractère, qui me porte à l’indépendance, m’avait fait partager un moment les espérances de la nation ; mais le spectacle du mal que faisait à une famille que j’aimais cette révolution, qui n’améliorait pas encore le sort du peuple, me la fit bientôt prendre en aversion. Je sentais au fait plus que je ne réfléchissais. Dominé par des affections plus que par des opinions, j’étais aristocrate. » Voila le mot : Arnault n’était rien moins que royaliste : il était aristocrate, très-aristocrate, comme nous avons pu le voir sous l’empire, et comme il s’est peint lui-même en 1833, en ne voulant pas à toute force avoir été l’un des valets de Louis XVIII. Après les journées des 5 et 6 octobre, Monsieur était venu habiter le Luxembourg, ou Arnault l’avait suivi. Depuis un an qu’il était au service de ce prince, ce fier patron ne lui avait pas adressé un seul mot. À Paris il rompit enfin le silence, mais pas tout à fait a la satisfaction du jeune poëte. On venait de donner Charles IX. Un jour qu’Arnault était présent au lever du prince, Rhulières y vint ; Monsieur dit beaucoup de mal de cette tragédie, dont la cour était révoltée, puis termina sa diatribe par ces mots : « Je n’ai encore rencontré personne qui ait vu cette pièce deux fois. — Je ne l’ai vue qu’une, dit complaisamment Rhulières. — Et moi, je l’ai vue et deux, répliqua Arnault étourdiment. — Je vous en fais mon compliment, » reprend le prince d’un ton qui ne permettait pas la réplique. Déconcerté de cette repartie, Arnault craint que Monsieur ne pense qu’il l’ait voulu braver ; il s’empresse de rimer une pièce de vers qui contient une critique amère et l’on peut dire assez juste de Charles IX, retourne le lendemain au lever, et remet ses vers au prince qui, par des mots aimables, répara tout ce qu’avait d’amer le propos de la veille. De cette époque date la liaison d’Arnault avec Frochot et l’abbé Maury, membres de l’assemblée constituante, avec Méjan et Maret, qui, alors simples journalistes, étaient destinés à faire une si brillante fortune, et devaient aussi contribuer à celle de leur ami. Ses opinions l’enrôlèrent parmi les malins et spirituels rédacteurs des Actes des Apôtres. Cependant sa tragédie de Marius à Minturnes était achevée ; les comédiens la reçurent ; elle était en cinq actes. Pendant les diverses lectures qui en furent faites, l’auteur, docile aux conseils de Palissot et de plusieurs amis éclairés, eut le bon esprit d’y reconnaître des longueurs et surtout une intrigue amoureuse qui rompait l’unité ; il réduisit sa pièce en trois actes. Af-

  1. L’Almanach de Versailles porte Sylvestre parmi les premiers valets de garde-robe. Il y avait ensuite les valets de garde-robe, par quartier, puis les garçons de garde-robe.
  2. Voir les notes du 1er volume.