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d’Amelot de la Houssaie sur le gouvernement de Venise. Déjà il avait composé les deux premiers actes et se proposait d’aller au printemps achever les trois autres dans la vallée de Montmorenci, lorsque le sort l’appela sur les lieux mêmes ou s’était passée la tragique histoire de Blanche et Montcassin. Le général Leclerc, qui était venu à Paris porter les préliminaires du traité de Léoben, emmena Arnault à Milan, où il trouva son beau-frère Regnault de St-Jean-d’Angeli qui remplissait les fonctions d’administrateur général des hôpitaux de fermée d’Italie. Bonaparte accueillit avec distinction l’auteur de Marius, le fit en quelque sorte son commensal ; et désormais eurent lieu entre Arnault et le futur souverain de la France ces conversations franches et prophétiques qui déjà étaient de l’histoire[1]. Arnault semblait n’avoir plus qu’a désirer pour obtenir un rapide avancement. L’ordonnateur Villemanzy lui offrit une place de commissaire des guerres ; mais il refusa d’après le conseil de Bonaparte, qui le nomma, quelques jours après, commissaire du gouvernement français près de la nouvelle république des îles Ioniennes, avec le rang et le traitement de chef de brigade. En se rendant à sa destination, Arnault visita Venise, où il put étudier, sur les lieux mêmes, ces sombres institutions qu’il devait si bien peindre dans sa tragédie. Pendant son séjour dans cette ville, il fut témoin de l’incendie du Bucentaure, et vit aussi jeter au feu le fameux livre d’or. Arrivé à Corfou (juin 1797), il organisa, de concert avec le général Gentili, le gouvernement et l’administration des Sept-Iles. On peut lire dans les Souvenirs la manière dont il exécuta les instructions du général en chef. Loin d’être ébloui du pouvoir dont il était revêtu, il abrégea le plus possible sa mission. « Après avoir donné des lois à Corfou, dit-il, laissant à d’autres l’honneur de les faire exécuter, j’abdiquai le pouvoir aussi héroïquement que Lycurgue et plus prudemment que Santacho, puisque je n’attendis pas pour le répudier que l’expérience m’en eût démontré tous les inconvénients. » Il revint en Italie par Otrante (juillet 1797), parcourut toute la partie orientale du royaume des Deux-Siciles, et se repose six semaines à Naples. La république française avait alors pour ambassadeur auprès du roi Ferdinand IV le général Canclaux, qui, doué d’un caractère conciliant, ménageait la cour de Naples. Loin d’imiter cette conduite, Arnault affecta en toute occasion cet esprit de taquinerie républicaine, esprit de mauvais ton et de mauvais goût, dont plus que tout autre aurait dû être exempt un littérateur élevé pour ainsi dire à la cour de Versailles, et qui jusqu’alors avait passé pour aristocrate. Ce qu’il y a de plus déplorable, c’est de voir que dans ses Souvenirs, fruits de sa vieillesse, Arnault se targue de ces niaises forfanteries, comme on pourrait le faire de belles actions. Au spectacle, par exemple, quand le roi de Naples se leva dans sa loge ; seul de tous les spectateurs, l’insolent poëte resta assis. À Naples, il reçut de Bonaparte un arrêté qui le chargeait d’une mission auprès du bey de Maïna ; mais il ne jugea pas à propos de repasser en Grèce. Arrive à Rome, il fut, pendant les quinze jours qu’il y passa, le commensal de Joseph Bonaparte, alors ambassadeur de la république auprès de Pie VI. Dans cette partie de ses Souvenirs, Arnault n’épargne pas à ses lecteurs sa description de Rome tant de fois décrite ; il ne se fait pas faute non plus de quelques tristes quolibets contre la religion. À Florence il tint à peu près la même conduite qu’à Naples ; aussi avoue-t-il franchement que l’ambassadeur de la république, Cacaut, diplomate sage et modéré, le vit partir sans trop de chagrin. Dans cet endroit de ses mémoires, Arnault a du moins le bon esprit de s’étonner lui-même de sa susceptibilité républicaine, lui qui, en s’interrogeant, ne se trouvait pas plus d’affection pour les doctrines révolutionnaires qu’il n’en avait dans l’origine ; « mais je commençais, ajoute-t-il, à tenir a quelques conséquences de la révolution. » Son intime liaison avec la famille Bonaparte avait d’ailleurs fait germer dans son cœur des affections durables, et qui ne pouvaient pas se concilier avec l’attachement, du reste assez peu prononcé, qu’il avait pu avoir pour les Bourbons. Il rejoignit à Passériano, dans l’État vónitien, le général en chef, qui, en approuvant ce qu’avait fait Arnault dans les îles Ioniennes, parut regretter qu’il n’eût pas fait davantage. « C’est vous, lui dit-il, qui auriez du traiter avec Ali, pacha de Janina ; » puis, en le congédiant : « Vous savez bien, ajouta Bonaparte, que votre couvert est toujours mis ici. » À Udine, Arnault eut l’honneur de jouer à l’oie avec le vainqueur de l’Italie ; il paraît que ce fut tout de bon que les deux joueurs, également entêtés, s’attachèrent à cette partie. « J’y prenais d’autant plus de plaisir, dit Arnault, que je n’étais pas là plus complaisant pour mon adversaire que le sort, et que je ne lui passais rien. Général, lui disais-je, il n’en est pas de ce jeu-ci comme de la guerre : le génie n’y peut rien ; j’y suis tout aussi fort que vous. » À son retour en France, Arnault s’arrêta pendant un mois à Lyon, pour attendre son beau-frère Regnault. En se promenant dans les campagnes qui environnant cette ville, il retrouva les mêmes inspirations que dans la vallée de Montmorenci, et, la tête encore toute pleine des observations et des impressions qu’il venait de recueillir sur les lieux, il acheva entièrement sa tragédie des Vénitiens. Sa première pensée avait été de faire mourir tragiquement les deux amants qui sont les héros de la pièce. Bientôt, cédant aux conseils de quelques dames à qui il avait lu son ouvrage, il le termina par le bonheur de ce couple intéressant ; mais lorsqu’à Paris Bonaparte entendit la lecture des Vénitiens, cet homme, qui avait des idées aussi arrêtées en littérature qu’en politique, voulut que le héros mourut. Arnault revint à sa première idée, et les applaudissements du public confirmèrent la sentence. Toutefois deux années devaient se passer avant qu’il présentât sa pièce aux. Bona-

  1. M. Scribe (successeur d’Arnault), discours de réception à l’Académie française.