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dit le comte d’Antraigues, l’insurrection est permise ; elle serait sans doute légitime, si le parlement voulait détruire lui-même une constitution que les lois doivent conserver. » Il voulait qu’on rétablit la constitution que la France avait sous Charlemagne, attaquait tous les souverains qui avaient régné depuis ce grand prince, et disait que sa place était isolée dans l’histoire depuis la chute de l’empire romain. Il déclarait la guerre aux ministres de tous les rois. Enfin il paraît que la monarchie constituée en France, même d’après les principes qu’il manifestait, n’était pas encore son gouvernement de prédilection, et les républicains de la convention, brissotins, girondins et autres, auraient pu trouver dans sa profession de foi des arguments très-propres à justifier leurs systèmes. Voici quelques-unes de ses réflexions : « Ce fut sans doute pour donner aux plus héroïques vertus une patrie digne d’elles que le ciel voulut qu’il existât des républiques ; et peut-être, pour punir l’ambition des hommes, il permit qu’il s’élevât de grands empires, des rois et des maîtres ; mais toujours juste, même dans ses châtiments, Dieu on permit qu’au fort de leur oppression il existât pour les peuples un moyen de se régénérer et de et reprendre l’éclat de la jeunesse en sortant des bras de la mort. » Après avoir dirigé contre tous les gouvernements les attaques les plus vives, l’auteur ajoute : « Instruite par les écrits de quelques hommes nés libres au sein de la servitude, la génération actuelle, malgré ses vices, s’est imbue de leurs maximes ; le génie est venu embellir les travaux de l’érudition pour la rendre populaire, et, sous les ruines éparses de notre antique gouvernement, il a su démêler les droits imprescriptibles de la nation, nous apprendre ce qu’elle fut et ce qu’elle doit être. » D’Antraigues avait l’imagination tellement remplie de toutes ces idées, que lorsque le comte de St-Priest, son oncle, fut appelé au ministère, il lui adressa une lettre de félicitation, non pas sur la confiance que le roi venait de lui accorder, mais parce qu’il pensait, disait-il, que le nouveau ministre emploierait tous ses moyens auprès du prince pour faire rendre au peuple son indépendance et ses droits. Le comte de St-Priest répondit simplement qu’il n’oublierait rien de ce qui pourrait être utile au service du roi. Au surplus, les principes que professait alors d’Antraigues sont ceux de tous les hommes qui ont voulu faire des révolutions ; mais ce qui est plus remarquable, c’est qu’il fut à peine arrivé aux états généraux, où le nomma la noblesse de la sénéchaussée de Villeneuve-de-Berg, qu’on l’entendit défendre de tous ses moyens une doctrine bien différente. Lorsqu’on discuta dans les trois chambres la question : si les pouvoirs des députés seraient vérifiés dans une salle commune ou dans les salles particulières de l’ordre auquel ils appartenaient, Antraigues fut choisi par la chambre de la noblesse pour défendre les anciens usages, dans les conférences qui eurent lieu a ce sujet entre les délégués des trois ordres. Il y soutint avec beaucoup de vigueur les intérêts de ses commettants, de cette noblesse héréditaire qu’il avait voulu proscrire quelques mois auparavant, et, de concert avec le marquis de Bouthillier et son collègue Cazalés (voy. Cazalés), il fit prendre peu de jours après un arrêté portant que la séparation des ordres ayant le veto l’un sur l’autre était un des principes constitutifs de la monarchie, et que la noblesse ne s’en départirait jamais. Pendant le peu de temps qu’il siégea dans l’assemblée constituante, il resta fidèle à son nouveau système. Il fut néanmoins d’avis que la constitution dont on allait s’occuper fût précédée d’une déclaration des droits ; mais il défendit la sanction royale et les prérogatives qui y sont attachées, comme des principes essentiels du gouvernement monarchique ; il s’opposa aux systèmes d’emprunt proposés par Necker, et dont le peu de succès amena la spoliation du clergé, puis la création des assignats. À cela prés, le comte d’Antraigues se fit assez peu remarquer dans l’assemblée constituante, et plusieurs députés qui avaient bien moins de réputation, entre autres Cazalés, y parurent avec plus d’éclat. N’ayant pas trouvé dans le parti qu’il avait embrassé la considération et l’influence qui convenait a son activité ou à son ambition, il quitta brusquement la France au commencement de 1790, et se rendit en Espagne, où bientôt il gagna la confiance du marquis de Las-Casas, et profita de la faveur de ce ministre pour se faire recommander par lui à Monsieur, depuis Louis XVIII, qui alors (1793) habitait Vérone. Avec des dehors séduisants, qui mettaient en défaut le tact des observateurs les plus exercés, et prévenaient les soupçons des hommes les plus défiants ; avec un ton dogmatique et tranchant qui subjuguait la raison de ceux dont il ne surprenait pas la faveur, d’Antraigues, doué d’ailleurs du talent de présenter les faits sous le point de vue qui lui convenait, et de les appuyer de pièces dont lui seul connaissait l’authenticité, ne manqua pas de moyens pour se présenter à Louis XVIII comme porteur des renseignements les plus précieux, ayant les relations les plus étendues, et capable de diriger les plus grandes affaires ; et ce fut au moyen de cette importunité à laquelle la politesse ne sait pas résister, ou de cet esprit entreprenant qui force l’irrésolution et qui s’empare de ce qu’elle craint d’accorder, qu’il se trouva en quelque sorte le ministre accrédité du prince. La variété prodigieuse de talents et de moyens qui le caractérisait ne tarda pas de donner aux affaires dont il s’était établi le directeur une activité qu’on prit pour un mouvement salutaire et qui leur était imprimé par le génie. Des correspondances établies comme par magie avec tous les cabinets de l’Europe et les chefs des divers partis en France, des pièces secrètes qui, à raison de leur importance, ne paraissaient pas assez chèrement payées, des mémoires sur tous les sujets, des déclarations sur toutes les questions, des manifestes prématurément enlevés aux puissances qui les préparaient, enfin tout ce qui sert a prouver l’activité, le crédit, la considération d’un individu,