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CORRESPONDANCE

Sainteté me cause quelquefois ennui et chagrin en me demandant pourquoi je ne me laisse pas voir plus souvent ; car lorsqu’il s’agit de peu, je pense lui être plus utile et mieux la servir en restant chez moi qu’en me rendant auprès d’elle. Alors je dis à Sa Sainteté que j’aime mieux travailler pour elle à ma façon, que de rester un jour en sa présense, comme font tant d’autres.

— Heureux Micbel-Ange ! m’écriai-je à ces mots. Parmi tous les princes, il n’y a que les papes qui sachent pardonner un tel péché.

— Ce sont précisément des péchés de cette sorte que les rois devraient pardonner, » dit-il. Puis, il ajouta : « Je vous dirai même que les occupations dont je suis chargé m’ont donné une telle liberté, que, tout en causant avec le pape, il m’arrive, sans y réfléchir, de placer ce chapeau de feutre sur ma tête, et de parler très librement à Sa Sainteté. Cependant elle ne me fait point mourir pour cela ; au contraire, elle me laisse jouir de la vie, et, comme je vous le dis, c’est dans ces moments-là que mon esprit est le plus occupé de ses intérêts.

« J’ose l’affirmer, l’artiste qui s’applique plutôt à satisfaire les ignorants qu’à sa profession, celui qui n’a dans sa personne rien de singulier, de bizarre, ou du moins ce qu’on appelle ainsi, ne pourra jamais être un homme supérieur. Pour les esprit lourds et vulgaires, on les trouve, sans qu’il soit besoin de lanternes, sur les places publiques du monde entier. »

Vittoria reprit, en s’adressant à Lactance : « Demanderai-je à Michel-Ange qu’il éclaircisse mes doutes sur la peinture ? Car, pour me prouver maintenant que les grands hommes sont raisonnables et non bizarres, il ne fera point, j’espère, un de ces coups de tête dont il a l’habitude.

Michel-Ange répondit : « Que Votre Excellence me demande quelque chose qui soit digne de lui être offert, elle sera obéie. »

La marquise, souriant, continua : « Je désire beaucoup de savoir ce que vous pensez de la peinture de Flandre, car elle me semble plus dévote que la manière italienne.

— La peinture flamande, répondit Michel-Ange, plaira généralement à tout dévot plus qu’aucune d’Italie. Celle-ci ne lui fera jamais verser une larme, celle de Flandre lui en fera répandre abondamment, et ce résultat sera du non pas à la vigueur ou au mérite de cette peinture, mais tout simplement à la sensibilité de ce dévot. La peinture flamande semblera belle aux femmes, surtout aux âgées ou aux très jeunes, ainsi qu’aux moines, aux religieuses et à quelques nobles qui sont sourds à la véritable harmonie. En Flandre, on peint de préférence, pour tromper la vue extérieure, ou des objets qui vous charment, ou des êtres dont vous ne puissiez dire du mal, tels que des saints et des prophètes. D’ordinaire ce sont des chiffons, des masures, des champs très verts ombragés d’arbres, des rivières et des ponts, ce que l’on appelle paysages, et beaucoup de figures par-ci, par-là. Quoique cela fasse bon effet à certains yeux, en vérité il n’y a là ni raison ni art, point de proportions, point de symétrie, nul soin dans le choix, nulle grandeur. Enfin cette peinture est sans corps et sans vigueur, et pourtant on peint plus mal ailleurs qu’en Flandre. Si je dis tant de mal de la peinture flamande, ce n’est pas qu’elle soit entièrement mauvaise ; mais elle veut rendre avec perfection tant de choses, dont une seule suffirait pour son importance, qu’elle n’en fait aucune d’une manière satisfaisante. C’est seulement aux œuvres