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HISTOIRE DE FRANCE

sentiment du beau sera choqué, tout aussi bien que la logique[1].

L’art au service d’une religion de la mort, d’une morale qui prescrit l’annihilation de la chair, doit rencontrer et chérir le laid. La laideur volontaire est un sacrifice, la laideur naturelle une occasion d’humilité. La pénitence est laide, le vice plus laid. Le dieu du péché, le hideux dragon, le diable, est dans l’église, vaincu, humilié ; mais enfin il y est. Le génie grec divinise souvent la bête ; les lions de Rome, les coursiers du Parthénon sont restés des dieux. Le gothique bestialise l’homme, pour le faire rougir de lui-même, avant de le diviniser. Voilà la laideur chrétienne. Où est la beauté chrétienne ? Elle est dans cette tragique image de macérations et de douleur, dans ce pathétique regard, dans ces bras ouverts pour embrasser le monde. Beauté effrayante, laideur adorable que nos vieux peintres n’ont pas craint d’offrir à l’âme sanctifiée.

Dans tout le gothique, sculpture, architecture, il y avait, avouons-le, quelque chose de complexe, de vieux, de pénible. La masse énorme de l’église s’appuie sur d’innombrables contre-forts[2], laborieusement dressée et soutenue, comme le Christ sur la croix. On fatigue à la voir entourée d’étais innombrables qui donnent l’idée d’une vieille maison qui menace, ou d’un bâtiment inachevé.

Oui, la maison menaçait, elle ne pouvait s’achever. Cet art, attaquable dans sa forme, défaillait aussi dans son principe social. La société d’où il est sorti, était trop inégale et trop injuste. Le régime des castes, si peu atténué qu’il était par le christianisme[3], subsistait encore. L’Église sortie du peuple eut,

  1. L’architecture tomba de la poésie au roman, du merveilleux à l’absurde, lorsqu’elle adopta les culs-de-lampe au quinzième siècle, lorsque les formes pyramidales dirigèrent leurs pointes de haut en bas. Voir les clochers de Saint-Pierre de Caen, qui semblent prêts à vous écraser.
  2. Ces béquilles architecturales exigent un continuel raccommodage. Ces cathédrales sont d’immenses décorations qu’on ne soutient debout que par des efforts constamment renouvelés. Elles durent parce qu’elles changent pièce à pièce. C’est le vaisseau de Thésée. Voy. Renaissance, Introduction. (1860.)
  3. Qui a supprimé l’esclavage ? Personne, car il dure encore. Le christianisme a-t-il transformé l’esclave en serf à la chute de l’empire romain ? Non, puisque le servage existait dans l’empire même sous le nom de colonat. Les chrétiens eurent des esclaves tant que cette forme de travail resta la plus productive. Ils en ont encore dans les colonies. Le christianisme prêche la résignation à l’esclave et est l’allié du maître. Voy. Renaissance, Introduction. (1860.)