Page:Michelet - OC, Histoire de la Révolution française, t. 1.djvu/269

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quai. Des femmes suivaient échevelées, qui venaient de reconnaître leurs maris parmi les morts, et elles les laissaient là pour courir aux assassins ; l’une d’elles, écumante, demandait à tout le monde qu’on lui donnât un couteau.

De Launay était mené, soutenu dans ce grand péril, par deux hommes de cœur et d’une force peu commune, Hullin et un autre. Ce dernier alla jusqu’au Petit-Antoine et fut arraché de lui par un tourbillon de foule. Hullin ne lâcha pas prise. Conduire son homme de là à la Grève, qui est si près, c’était plus que les douze travaux d’Hercule. Ne sachant plus comment faire et voyant qu’on ne connaissait De Launay qu’à une chose, que seul il était sans chapeau, il eut l’idée héroïque de lui mettre le sien sur la tête, et dès ce moment reçut les coups qu’on lui destinait[1]. Il passa enfin l’Arcade-Saint-Jean ; s’il pouvait lui faire monter le perron, le lancer dans l’escalier, tout était fini. La foule le voyait bien ; aussi, de son côté, fit-elle un furieux effort. La force de géant

  1. La tradition royaliste, qui a la tâche difficile de rendre intéressants les moins intéressants des hommes, a prétendu que De Launay, plus héroïque encore qu’Hullin, lui aurait remis le chapeau sur la tête, aimant mieux périr que de l’exposer. La même tradition fait honneur du même fait, quelques jours après, à l’intendant de Paris, Berthier. On raconte enfin que le major de la Bastille, reconnu et défendu, à la Grève, par un de ses anciens prisonniers qu’il avait traité avec bonté, l’aurait éloigné en lui disant : « Vous vous perdrez sans me sauver. » Ce dernier récit, authentique, a très probablement donné l’idée des deux autres. Pour De Launay et Berthier, leurs précédents n’ont rien qui nous porte à croire à l’héroïsme de leurs derniers moments. Le silence de la Biographie Michaud, dans l’article De Launay, rédigé d’après les renseignements de la famille, indique assez qu’elle-même ne croyait pas à cette tradition.