Page:Michelet - OC, Légendes démocratiques du Nord, La Sorcière.djvu/483

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De là d’immenses haines, mais aussi d’extrêmes terreurs. L’auteur du Marteau des Sorcières, Sprenger raconte avec effroi qu’il vit, par un temps de neige, toutes les routes étant défoncées, une misérable population, éperdue de peur, et maléficiée de maux trop réels, qui couvrait tous les abords d’une petite ville d’Allemagne. Jamais, dit-il, vous ne vîtes de si nombreux pèlerinages à Notre-Dame de Grâce ou Notre-Dame des Ermites. Tous ces gens, par les fondrières, clochant, se traînant, tombant, s’en allaient à la sorcière, implorer leur grâce du Diable. Quels devaient être l’orgueil et l’emportement de la vieille de voir tout ce peuple à ses pieds[1] !

  1. Cet orgueil la menait parfois à un furieux libertinage. De là ce mot allemand : « La sorcière en son grenier a montré à sa camarade quinze beaux fils en habit vert ; et lui a dit : « Choisis ; ils sont à toi. » — Son triomphe était de changer les rôles, d’infliger comme épreuves d’amour les plus choquants outrages aux nobles, aux grands, qu’elle abrutissait. On sait que les reines, aussi bien que les rois, les hautes dames (en Italie encore au dernier siècle, Collection Maurepas, XXX, 111), recevaient, tenaient cour au moment le plus rebutant, et se faisaient servir aux choses les moins désirables par les personnes favorisées. De la fantasque idole on adorait, on se disputait tout. Pour peu qu’elle fût jeune et jolie, moqueuse, il n’était pas d’épreuve si basse, si choquante que ces animaux domestiques (le sigisbée, l’abbé, un page fou) ne fussent prêts à subir, sur l’idée sotte qu’un philtre répugnant avait plus de vertu. Cela déjà est triste pour la nature humaine. Mais que dire de cette chose prodigieuse que la sorcière, ni grande dame, ni jolie, ni jeune, pauvre, et peut-être une serve, en sales haillons, par sa malice seule, je ne sais quelle furie libertine, une perfide fascination, hébétât, dégradât à ce point les plus graves personnages ? Des moines d’un couvent du Rhin, de ces fiers couvents germaniques où l’on n’entrait qu’avec quatre cents ans de noblesse, firent à Sprenger ce triste aveu : « Nous l’avons vue ensorceler trois de nos abbés tour à tour, tuer le quatrième, disant avec effronterie : « Je l’ai fait et le ferai, et ils ne pourront se tirer de là, parce qu’ils ont mangé, etc. » (Comederunt meam…, etc. Sprenger, Malleus maleficarum, quæstio VII, p. 84). Le pis pour Sprenger, et ce qui fait son désespoir, c’est qu’elle est tellement protégée, sans doute par ces fous, qu’il n’a pu la brûler : « Fateor quia nobis non aderat ulciscendi aut inquirendi super eam facultas ; ideo adhuc superest. »