Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/16

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nombres, a naturellement donné à ces mots la quantité et l’euphonie convenables ; mais le pauvre traducteur n’a pas la même faculté ; il est obligé de mettre sa phrase sur ses pieds : s’il opte pour le singulier, il tombe dans les verbes de la première conjugaison, sur un aima, sur un parla qui viennent heurter une voyelle suivante ; s’en tient-il au pluriel, il trouve un aimaient, un parlaient qui appesantissent et arrêtent la phrase au moment où elle devrait voler. Rebuté, accablé de fatigue, j’ai été cent fois au moment de planter là tout l’ouvrage. Jusqu’ici les traductions de ce chef-d’œuvre ont été moins de véritables traductions que des épitomés ou des amplifications paraphrasées dans lesquelles le sens général s’aperçoit à peine à travers une foule d’idées et d’images dont il n’y a pas un mot dans le texte. Comme je l’ai dit[1], on peut se tirer tant bien que mal d’un morceau choisi ; mais soutenir une lutte sans cesse renouvelée pendant douze chants, c’est peut-être l’œuvre de patience la plus pénible qu’il y ait au monde.

Dans les sujets riants et gracieux, Milton est moins difficile à entendre, et sa langue se rapproche davantage de la nôtre. Toutefois les traducteurs ont une singulière monomanie : ils changent les pluriels en singuliers, les singuliers en pluriels, les adjectifs en substantifs, les articles en pronoms, les pronoms en articles. Si Milton dit le vent, l’arbre, la fleur, la tempête, etc., ils mettent les vents, les arbres, les fleurs, les tempêtes, etc. ; s’il dit un esprit doux, ils écrivent la douceur de l’esprit ; s’il dit sa voix, ils traduisent la voix, etc. Ce sont là de très-petites choses sans doute : cependant il arrive, on ne sait comment, que de tels changements répétés produisent à la fin du poëme une prodigieuse altération : ces changements donnent au génie de Milton cet air de lieu-commun qui s’attache à une phraséologie banale.

Je n’ai rien ajouté au texte ; j’ai seulement quelquefois été obligé de suppléer le mot collectif par lequel le poëte a oublié de lier les parties d’une longue énumération d’objets.

J’ai négligé çà et là des explétives redondantes qui embarrassaient la phrase sans ajouter à sa beauté, et qui n’étaient là évidemment que pour la mesure du vers : le sobre et correct Virgile lui-même a recours à ces explétives. On trouvera dans ma traduction synodes, mémoriaux, recordés, conciles, que les traducteurs n’ont osé risquer et qu’ils ont rendus par assemblées, emblèmes, rappelés, conseils, etc. ; c’est à tort, selon moi.

  1. Avertissement de l’Essai.