Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/19

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qu’il va chanter des choses qui n’ont encore été dites ni en prose ni en vers, il imite à la fois Lucrèce et Arioste :


Cosa non detta in prosa mai, ne in rima.


Le lasciate ogni speranza est commenté ainsi d’une manière sublime : Régions de chagrins, obscurité plaintive où l’espérance ne peut jamais venir, elle qui vient à tous : « hope never comes that comes to all. »

Lorsque Milton représente des anges tournant les uns sur la lance, les autres sur le bouclier, pour signifier tourner à droite et à gauche, cette façon de parler poétique est empruntée d’un usage commun chez les Romains : le légionnaire tenait la lance de la main droite et le bouclier de la main gauche : declinare ad hastam vel ad scutum ; ainsi Milton met à contribution les historiens aussi bien que les poëtes ; et en ayant l’air de ne rien dire, il vous apprend toujours quelque chose. Remarquez que la plupart des citations que je viens d’indiquer se trouvent dans les trois cents premiers vers du Paradis perdu : encore ai-je négligé d’autres imitations d’Ézéchiel, de Sophocle, du Tasse, etc.

Le mot saison dans le poëme doit être quelquefois traduit par le mot heure : le poëte, sans vous le dire, s’est fait Grec, ou plutôt s’est fait Homère, ce qui lui était tout naturel ; il transporte dans le dialecte anglais une expression hellénique.

Quand il dit que le nom de la femme est tiré de celui de l’homme, qui le comprendra si l’on ne sait que cela est vrai d’après le texte de la Vulgate, virago, et d’après la langue anglaise, woman, ce qui n’est pas vrai en français. Quand il donne à Dieu l’Empire carré et à Satan l’Empire rond, voulant par là faire entendre que Dieu gouverne le ciel et Satan le monde, il faut savoir que saint Jean dans l’Apocalypse dit : « Civitas Dei in quadro posita. »

Il y aurait mille autres remarques à faire de cette espèce, surtout à une époque où les trois quarts des lecteurs ne connaissent pas plus l’Écriture Sainte et les Pères de l’Église qu’ils ne savent le chinois.

Jamais style ne fut plus figuré que celui de Milton : ce n’est point Ève qui est douée d’une majesté virginale, c’est la majestueuse virginité qui se trouve dans Ève ; Adam n’est point inquiet, c’est l’inquiétude qui agit sur Adam ; Satan ne rencontre pas Ève par hasard, c’est le hasard de Satan qui rencontre Ève ; Adam ne veut pas empêcher Ève de s’absenter, il cherche à dissuader l’absence d’Ève. Les comparaisons, à cause même