Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/213

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raison ; refusés à la brute, ils sont l’aliment de l’amour : l’amour n’est pas la fin la moins noble de la vie humaine. Dieu ne nous a pas faits pour un travail pénible, mais pour le plaisir, et pour le plaisir joint à la raison. Ne doute pas que nos mains unies ne défendent facilement contre le désert ces sentiers et ces berceaux, dans l’étendue dont nous avons besoin pour nous promener, jusqu’à ce que de plus jeunes mains viennent avant peu nous aider.

« Mais si trop de conversation peut-être te rassasie, je pourrais consentir à une courte absence, car la solitude est quelquefois la meilleure société, et une courte séparation précipite un doux retour. Mais une autre inquiétude m’obsède ; j’ai peur qu’il ne t’arrive quelque mal quand tu seras sevrée de moi ; car tu sais de quoi nous avons été avertis, tu sais quel malicieux ennemi, enviant notre bonheur et désespérant du sien, cherche à opérer notre honte et notre misère par une attaque artificieuse ; il veille sans doute quelque part près d’ici, dans l’avide espérance de trouver l’objet de son désir et son plus grand avantage, nous étant séparés ; il est sans espoir de nous circonvenir réunis, parce qu’au besoin nous pourrions nous prêter l’un à l’autre un rapide secours. Soit qu’il ait pour principal dessein de nous détourner de la foi envers Dieu, soit qu’il veuille troubler notre amour conjugal, qui excite peut-être son envie plus que tout le bonheur dont nous jouissons ; que ce soit là son dessein, ou quelque chose de pis, ne quitte pas le côté fidèle qui t’a donné l’être, qui t’abrite encore et te protège. La femme, quand le danger ou le déshonneur l’épie, demeure plus en sûreté et avec plus de bienséance auprès de son mari qui la garde ou endure avec elle toutes les extrémités. »

La majesté virginale d’Ève, comme une personne qui aime et qui rencontre quelque rigueur, lui répondit avec une douce et austère tranquillité :

« Fils de la terre et du ciel, et souverain de la terre entière, que nous ayons un ennemi qui cherche notre ruine, je l’ai su