Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/219

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plus de plaisir non destiné pour lui. Alors il rappelle la haine furieuse, et, caressant ses pensées de malheur, il s’excite de la sorte :

« Pensées, où m’avez-vous conduit ! par quelle douce impulsion ai-je été poussé à oublier ce qui nous a amené ici ! La haine ! non l’amour, ni l’espoir du paradis pour l’enfer, ni l’espoir de goûter ici le plaisir, mais de détruire tout plaisir, excepté celui qu’on éprouve à détruire : toute autre joie pour moi est perdue. Ainsi ne laissons pas échapper l’occasion qui me rit à présent : voici la femme seule, exposée à toutes les attaques ; son mari (car je vois au loin tout alentour) n’est pas auprès d’elle : j’évite davantage sa plus haute intelligence et sa force ; d’un courage fier, bâti de membres héroïques quoique moulés en terre, ce n’est point un ennemi peu redoutable ; lui exempt de blessures, moi non ! tant l’enfer m’a dégradé, tant la souffrance m’a fait déchoir de ce que j’étais dans le ciel ! Ève est belle, divinement belle, faite pour l’amour des dieux ; elle n’a rien de terrible, bien qu’il y ait de la terreur dans l’amour et dans la beauté, quand elle n’est pas approchée par une haine plus forte, haine d’autant plus forte qu’elle est mieux déguisée sous l’apparence de l’amour : c’est le chemin que je tente pour la ruine d’Ève. »

Ainsi parle l’ennemi du genre humain, mauvais hôte du serpent dans lequel il était renfermé, et vers Ève il poursuit sa route. Il ne se traînait pas alors en ondes dentelées comme il a fait depuis ; mais il se dressait sur sa croupe, base circulaire de replis superposés qui montaient en forme de tour, orbe sur orbe, labyrinthe croissant ! Une crête s’élevait haute sur sa tête ; ses yeux étaient d’escarboucle ; son cou était d’un or vert bruni ; il se tenait debout au milieu de ses spirales arrondies qui sur le gazon flottaient redondantes. Agréable et charmante était sa forme : jamais serpents depuis n’ont été plus beaux, ni celui dans lequel furent changés en Illyrie Hermione et Cadmus, ni celui qui fut le dieu d’Epidaure, ni ceux en qui transformés furent vus Jupiter Ammon et Jupiter Capitolin, le premier avec