Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/234

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nurent comment leurs yeux étaient ouverts, comment leurs âmes obscurcies ! L’innocence qui de même qu’un voile leur avait dérobé la connaissance du mal, avait disparu. La juste confiance, la native droiture, l’honneur, n’étant plus autour d’eux, les avaient laissés nus à la nature coupable : elle les couvrit, mais sa robe les découvrit davantage. Ainsi le fort Danite, l’herculéen Samson se leva du sein prostitué de Dalila, la Philistine, et s’éveilla tondu de sa force : Ève et Adam s’éveillèrent nus et dépouillés de toute leur vertu. Silencieux et la confusion sur le visage, longtemps ils restèrent assis comme devenus muets, jusqu’à ce qu’Adam, non moins honteux que sa compagne, donna enfin passage à ces paroles contraintes :

« Ô Ève, dans une heure mauvaise tu prêtas l’oreille à ce reptile trompeur : de qui que ce soit qu’il ait appris à contrefaire la voix de l’homme, il a dit vrai sur notre chute, faux sur notre élévation promise, puisque en effet nous trouvons nos yeux ouverts, et trouvons que nous connaissons à la fois le bien et le mal, le bien perdu, le mal gagné ! Triste fruit de la science, si c’est science de savoir ce qui nous laisse ainsi nus, privés d’honneur, d’innocence, de foi, de pureté, notre parure accoutumée, maintenant souillée et tachée, et sur nos visages les signes évidents d’une infâme volupté, d’où s’amasse un méchant trésor, et même la honte, le dernier des maux ! Du bien perdu sois donc sûre… Comment pourrais-je désormais regarder la face de Dieu ou de son ange, qu’auparavant avec joie et ravissement j’ai si souvent contemplée ? Ces célestes formes éblouiront maintenant cette terrestre substance par leurs rayons d’un insupportable éclat. Oh ! que ne puis-je ici, dans la solitude, vivre sauvage, en quelque obscure retraite où les plus grands bois, impénétrables à la lumière de l’étoile ou du soleil, déploient leur vaste ombrage, bruni comme le soir ! Couvrez-moi, vous pins, vous cèdres, sous vos rameaux innombrables ; cachez-moi là où je ne puisse jamais voir ni Dieu ni son ange ! Mais délibérons, en cet état déplorable, sur le meilleur moyen de nous cacher à présent l’un à l’autre ce