Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/245

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unir, à la plus grande distance, dans une secrète amitié, les choses de même espèce par les routes les plus secrètes. Toi, mon ombre inséparable, tu dois me suivre, car aucun pouvoir ne peut séparer la Mort du Péché. Mais dans la crainte que notre père soit arrêté peut-être par la difficulté de repasser ce golfe impassable, impraticable, essayons (travail aventureux, non pourtant disproportionné à ta force et à la mienne), essayons de fonder sur cet océan un chemin depuis l’enfer jusqu’au monde nouveau où Satan maintenant l’emporte ; monument d’un grand avantage à toutes légions infernales, qui leur rendra d’ici le trajet facile pour leur communication ou leur transmigration, selon que le sort les conduira. Je ne puis manquer le chemin, tant je suis attiré avec force par cette nouvelle attraction et ce nouvel instinct. »

L’ombre maigre lui répondit aussitôt :

« Va où le destin et la force de l’inclination te conduisent. Je ne traînerai pas derrière, ni ne me tromperai de chemin, toi servant de guide ; tant je respire l’odeur de carnage, proie innombrable ; tant je goûte la saveur de la mort de toutes les choses qui vivent là ! Je ne manquerai pas à l’ouvrage que tu entreprends, mais je te prêterai un mutuel secours. »

En parlant de la sorte, le monstre, avec délices, renifla le parfum du mortel changement arrivé sur la terre : comme quand une bande d’oiseaux carnassiers, malgré la distance de plusieurs lieues, vient volant, avant le jour d’une bataille, au champ où campent les armées, alléchée qu’elle est par la senteur des vivantes carcasses promises à la mort le lendemain, dans un sanglant combat : ainsi éventait les trépas la hideuse figure qui, renversant dans l’air empoisonné sa large narine, flairait de si loin sa curée.

Soudain hors des portes de l’enfer, dans la vaste et vide anarchie du chaos sombre et humide, les deux fantômes s’envolèrent en sens contraire. Avec force (leur force était grande), planant sur les eaux, ce qu’ils rencontrèrent de solide ou de visqueux,