Page:Milton - Le Paradis perdu, trad. de Chateaubriand, Renault et Cie, 1861.djvu/69

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dieux qui vivent tranquilles ; où voluptueuse, assise à ta droite, comme il convient à ta fille et à ton amour, je régnerai sans fin. »

Elle dit, et prit à son côté la clef fatale, triste instrument de tous nos maux, et, traînant vers la porte sa croupe bestiale, elle lève sans délai l’énorme herse qu’elle seule pouvait lever, et que toute la puissance stygienne n’aurait pu ébranler. Ensuite elle tourne dans le trou de la clef les gardes compliquées, et détache sans peine les barres et les verrous de fer massif ou de solide roc. Soudain volent ouvertes, avec un impétueux recul et un son discordant, les portes infernales : leurs gonds firent gronder un rude tonnerre, qui ébranla le creux le plus profond de l’Erèbe.

Le Péché les ouvrit, mais les fermer surpassait son pouvoir ; elles demeurent toutes grandes ouvertes : une armée, ailes étendues, marchant enseignes déployées, aurait pu passer à travers avec ses chevaux et ses chars rangés en ordre sans être serrés ; si larges sont ces portes ! comme la bouche d’une fournaise, elles vomissent une surabondante fumée et une flamme rouge.

Aux yeux de Satan et des deux spectres, apparaissent soudain les secrets du vieil abîme : sombre et illimité océan, sans bornes, sans dimensions, où la longueur, la largeur et la profondeur, le temps et l’espace sont perdus ; où la Nuit aînée et le Chaos, aïeux de la nature, maintiennent une éternelle anarchie au milieu du bruit des éternelles guerres, et se soutiennent par la confusion.

Le chaud, le froid, l’humide et le sec, quatre fiers champions, se disputent la supériorité, et mènent au combat leurs embryons d’atomes. Ceux-ci, autour de l’enseigne de leurs factions, dans leurs clans divers, pesamment ou légèrement armés, aigus, émoussés, rapides ou lents, essaiment leurs populations aussi innombrables que les sables de Barca ou que l’arène torride de Cyrène, enlevés pour prendre parti dans la lutte des vents, et pour servir de lest à leurs ailes légères. L’atome auquel adhère un plus grand nombre d’atomes gouverne un moment. Le Chaos siège surarbitre, et ses décisions embrouillent de plus en plus le