Page:Mirbeau - Chez les fous, paru dans l’Écho de Paris, 2 juin 1891.djvu/8

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le fou

Mais je n’espère rien, je dois vous le dire… Il y a des fatalités tellement étranges, tellement inconnues, qu’on ne peut rien contre elles…

Le visiteur

Oui !… Oui !…

Le fou

Si vous ne réussissez pas, je ne vous garderai aucune rancune… (Confidentiellement)… Il vient ici, quelquefois, un petit papillon… Je ne sais trop pourquoi, car il n’y a pas de fleurs ici ; et cela m’a longtemps inquiété… Il vient ici, quelquefois, un petit papillon jaune. Il est pareil à celui que je vis, cette affreuse nuit, dans les grosses mains de Caramel… Comme lui, il est délicat et joli… Et il vole gracieusement… C’est délicieux de le voir voler… Et il se repose aussi, sur les feuilles de ces tristes arbres… Cela ne me semble pas naturel… Et je crois bien, et je suis intimement convaincu que ce papillon (Il se penche vers le visiteur, et très bas, dans l’oreille), c’est ma pensée !… Chut !… Elle me cherche, — elle me cherche depuis dix ans !… Ah ! quel chemin, la malheureuse !… Elle a peut-être traversé les mers, des montagnes, des déserts, avant de venir ici !… Cela me brise le cœur d’émotion… Mais, comment voulez-vous qu’elle me trouve, monsieur le préfet ?… Puisque je n’ai plus de nom !… Elle ne me reconnaît plus… J’ai beau l’appeler…, elle me fuit !… C’est évident ! Que feriez-vous à sa place ?… Je ne peux pas lui dire : « Je suis moi ! » puisque je ne suis