Page:Mirbeau - Esthétique théâtrale, paru dans l’Écho de Paris, 16 juin 1891.djvu/10

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Et ce qui m’irrita plus encore que cette pièce — ah ! que cette pièce était donc une pièce ! — ce fut le public, pâmé de plaisir, qui applaudissait. J’aurais voulu crier, protester, faire taire ces imbéciles acteurs, faire baisser le rideau sur cette honte, chasser à coups de fouet ces spectateurs ignares, repus de sottises… Mon ami m’entraîna : « Mais tu es fou, me dit-il… Tu fais huit mille tous les soirs ! »

L’auteur

Et vous n’avez pas songé à monter autre chose ?

Le directeur

Ma foi non !… D’ailleurs, cette impression fâcheuse se dissipa vite… Mais j’ai vu, dans un éclair, toute l’abjection du théâtre contemporain, et la puissance souveraine de la bêtise… Et c’est effrayant, je vous assure !

L’auteur (se levant pour prendre congé)

Vous ne m’avez toujours pas dit ce que c’était qu’une pièce ?

Le directeur

Une pièce, mais c’est ça, une pièce !… La complicité de deux farceurs, contre dix-huit cents imbéciles, qui feraient bien mieux de s’aller coucher, le soir, au lieu de s’enfourner, dans d’étranges salles, plus encrassées de sottises que de poussière et de fumées de gaz… (Il se lève)… Au revoir… Je ne dirai pas à Delpit que vous vous êtes assis sur sa pièce… Car, vous savez ?… il éreinte, en province, maintenant !…


OCTAVE MIRBEAU.