Page:Mirbeau - Fructidor, paru dans l’Écho de Paris, 15 septembre 1891.djvu/3

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forcée par ces chiens féroces : la fatigue et la faim. Sur ses lèvres livides, mousse une broue verdâtre. On dirait qu’il va mourir, tandis que, autour de lui, les travailleurs chantent la vie, revenue de son exil, dans les champs, sous le soleil.

Et voilà qu’un jeune homme passe sur la route, il s’arrête, de pitié, devant le pauvre être, étendu dans le fossé, près du chaume, sous le soleil. Il lui parle et le pauvre ne répond pas, il ne peut pas lui répondre ; ses lèvres remuent, mais la parole commencée s’achève en soupirs sur ses lèvres trop faibles. Le jeune homme s’approche de lui, plus près, se penche vers lui, lui parle encore. Et le pauvre ne répond pas. Seulement ses regards s’attachent, suppliants, sur le jeune homme ; et de grosses larmes coulent de ces suppliants regards. Alors, le jeune homme aide le pauvre à se relever : « Venez chez moi, dit-il, doucement. La maison est tout près d’ici. » Les jambes tremblantes, le corps courbé, le pauvre, soutenu par le jeune homme, marche lentement, sur la route, près des champs, lentement sur la route, dans le soleil.

Et bientôt loin des champs, à l’abri du soleil, le pauvre, devant une table où sont servis du pain, de la viande, des fruits, de la boisson fraîche, s’est réconforté. Peu à peu, la parole lui revient, il bégaie des mots de remerciements.


le jeune homme

D’où venez-vous ?

le pauvre (hésitant)

De… Je ne sais pas…

le jeune homme

Vous ne savez plus ?

le pauvre

Non… Je ne sais plus… Je ne sais plus rien… Si… je sais que des gens, à Rouen, m’ont engagé pour conduire avec eux des bœufs, dans un pays… dans un pays… où il y avait une grande foire…

le jeune homme

Et vous ne savez pas quel était ce pays ?