Page:Mirbeau - L’Abbé Jules, éd. 22, Ollendorff.djvu/22

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osseux, ses jambes sèches, ses chaussons verts, la bouteille d’huile de foie de morue, les tulipes, le martinet, tout cela dansait, dans ma tête, une éperdue sarabande. À la veille de retrouver cet oncle inquiétant, je ressentais la même peur attractive, qui me prenait les jours de foire, sur le seuil des ménageries et des boutiques de saltimbanques. N’allais-je pas être, tout à coup, en présence d’un personnage prodigieux, incompréhensible, doué de facultés diaboliques, plus hallucinant mille fois que ce paillasse à perruque rouge, qui avalait des sabres et de l’étoupe enflammée, plus dangereux que ce nègre, mangeur d’enfants, qui montrait ses dents blanches dans un rire d’ogre affamé ?… Tout le surnaturel que mon cerveau exalté était capable d’imaginer, je l’associai à la personne de l’abbé Jules, qui, tour à tour, minuscule et géante, se dissimulait comme un insecte, entre les brins d’herbe, et soudain emplissait le ciel, plus massive, plus haute qu’une montagne… Je ne voulus pas réfléchir plus longtemps aux conséquences possibles de l’installation, à Viantais, de l’abbé Jules, car la terreur s’emparait de moi, peu à peu, et mon oncle m’apparaissait, maintenant, avec un nez crochu, des yeux de braise ardente et deux cornes effilées que son front dardait contre moi, férocement.

La lampe filait. Une âcre odeur d’huile brûlée se répandait dans la salle. Mais, chose extraordinaire, personne n’y prenait garde. Mes parents étaient restés silencieux. Ma mère, immobile, les yeux vagues, le