Page:Mirbeau - L’Abbé Jules, éd. 22, Ollendorff.djvu/81

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comme une des mille inexplicables fantaisies de son existence.

Ce soir-là donc, il prit comme de coutume, par le haut de la ville, et, à deux kilomètres de là, il laissa la grande route, s’engagea dans une sente qui monte, à travers champs et friches, et conduit à la forêt de Blanche-Lande qui, au loin, devant lui, tassait ses sombres massifs, dans le soleil couchant. La nuit venait, odoriférante et superbe, encore tout illuminée de jour rose, sur les coteaux, sur les chemins, sur les écorchures de la terre, tandis que l’ombre vêtue de brumes roses aussi et lentement déployées, s’allongeait au creux des vallons. Ébloui, charmé, il marchait vite, aspirait avec délices la fraîcheur qui s’épandait dans l’air, et il regardait le ciel, labouré d’or, éclaboussé de feu à l’horizon, et au-dessus de sa tête le ciel, encore, uni et tranquille, d’un bleu d’acier, d’un bleu profond, où les étoiles allaient tout à l’heure paraître. Soudain, il se heurta à un obstacle qui barrait la sente dans toute sa largeur ; les yeux et l’esprit perdus dans l’espace, il ne l’avait pas aperçu. C’était une brouette chargée de trèfle fraîchement coupé ; une paysanne était assise sur l’un des bras de la brouette et s’essuyait le front où la sueur coulait ; au sommet du tas d’herbes, une faucille luisait comme un croissant de lune, tombé du firmament. La paysanne, d’abord, sembla s’effrayer à la subite vision de ce fantôme, si noir, si grand, qu’assombrissait et que grandissait encore le crépuscule. Mais ayant ensuite