Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/146

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jours sans travail. Depuis longtemps, il le voyait venir, ce moment. À mesure que ses forces diminuaient, diminuaient aussi les portions parcimonieusement réglées de ses repas. On avait d’abord rogné sur la viande du dimanche et du jeudi, puis sur les légumes de tous les jours. C’était au tour du pain, maintenant, qu’on lui retirait de la bouche. Il ne se plaignit pas et s’apprêta à mourir, silencieusement, sans un cri, comme une plante trop vieille, dont les tiges desséchées et les racines pourries ne reçoivent plus les sèves de la terre.

Lui qui n’avait jamais rêvé, il rêva, cette nuit-là, à sa dernière chèvre. C’était une très vieille, une très douce chèvre, toute blanche, avec de petites cornes noires et une longue barbiche pareille à celle des diables de pierre qui gambadent sur le portail de l’église. Après avoir longtemps donné de jolis chevreaux et du bon lait, son ventre était devenu stérile et ses mamelles s’étaient taries. Elle ne coûtait rien, pourtant, en nourriture et en litière, et ne gênait personne. Au piquet, tout le jour, à quelques mètres de la maison, elle broutait les pointes d’ajonc de la lande communale et se promenait, de la longueur de sa corde, bêlant joyeusement sur les gens qui passaient au loin, dans la sente. Il aurait pu la laisser mourir aussi. Mais il l’avait égorgée, un matin, parce