Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/229

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passion, ce pauvre petit être insignifiant et borné, inconscient et passif, qui ne pouvait favoriser par son prestige et maintenir par sa beauté cette exaltation de l’univers en moi, par quoi ma vie s’était toujours embellie jusque dans la médiocrité et la souffrance, et s’était aussi dramatisée jusque dans la somnolence et l’abrutissement ? Je ne sais… Non, en vérité, je ne le sais pas…

J’avais pourtant assez d’imagination pour transformer cette morne cuisine en palais de marbre, en forêt enchantée, en jardin magique. Il m’eût fallu peu d’efforts pour que les casseroles de cuivre s’animassent en fleurs magnifiques ; pour que le poulet mort ressuscitât en paon orgueilleux de son étincelante parure ; pour que le vase plein d’eau figurât une source, un lac, une mer. Et Mariette elle-même, quelle difficulté à ce que, sous le coup de baguette de l’amour, elle m’apparût comme une éblouissante divinité, diadémée d’étoiles, et trônant sur des nuages ? Ces phénomènes d’hallucination daltonique ne sont point rares chez les amoureux et les poètes, pour qui, si dénués qu’ils soient, les plus pauvres serges et les plus calamiteux droguets n’ont point de peine à devenir, subitement, fastueux brocarts, tissus d’or, et pourpres royales. Les inconnues dont ils immortalisent, dans leurs poèmes, sur des