Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/238

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lents, irréparables peut-être. Cela remonte au jour même de notre mariage.

Il avait été décidé que nous ferions un voyage dans le Midi de la France. Ma femme s’enthousiasmait à cette idée.

— Oh ! le Midi ! disait-elle… Le ciel bleu, la mer bleue, les montagnes bleues… Et tous ces paysages de lumière que je ne connais pas, et qui doivent être si beaux ! Comme je serai heureuse, là-bas !…

Et elle battait des mains, la chère âme, et elle rayonnait de joie, comme un petit enfant à qui l’on a promis de merveilleuses poupées.

Je me félicitais, et tout le monde autour de nous, dans nos deux familles, se félicitait, que j’eusse élu une âme si parfaitement concordante à la mienne, car nous aimions les mêmes poètes, les mêmes paysages, la même musique, les mêmes pauvres. Nous partîmes, comme il est d’usage, après la cérémonie.

À peine installée dans le wagon que j’avais retenu à l’avance et décoré de ses fleurs préférées, ma femme tira de son nécessaire de voyage un livre et se mit à lire.

— Ma chère Jeanne, insinuai-je tendrement, ne trouvez-vous pas que ce n’est guère le moment de lire ?

— Et pourquoi ne serait-ce pas le moment ? fit-elle d’un ton et avec des regards que je ne