Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/245

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comme on aime une bête. Elle m’aimait comme une chose à elle, inerte et passive, comme un meuble, une boîte d’argenterie, un titre de rentes. Je lui appartenais ; j’étais sa propriété, cela dit tout. Dans le sentiment qu’elle éprouvait pour moi, nulle émotion, nulle tendresse ; jamais l’idée d’un sacrifice, si insignifiant fût-il. Elle disposait de moi, sans mon assentiment, de mes goûts, de mon intelligence, de ma conscience, selon la direction de son humeur, mais, le plus souvent, selon les calculs de sa vie domestique. Je faisais partie de sa maison, et rien de plus ; j’occupais une place — importante, il est vrai, — dans la liste de ses biens, meubles ou immeubles, et c’était tout !… Et c’était beaucoup, car ma femme était une propriétaire soigneuse et brave. Si elle avait été menacée dans la possession, dans la propriété de son mari, avec quelle énergie, avec quelle vaillance elle l’eût défendu contre les attaques, contre les dangers, contre tout, jusqu’à l’oubli total d’elle-même.

Et dire que durant les longs mois, les mois bénis, les mois d’impatience sacrée, où je fus admis à lui faire ma cour, je n’ai rien vu de tout cela ! Aveuglé par l’amour, je n’ai vu que sa beauté. Je n’ai rien compris à son regard, si étrangement, si implacablement dominateur ; je n’ai rien compris à sa bouche si admirable-