Page:Mirbeau - La Pipe de cidre.djvu/254

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Je n’essayai pas de les retenir, quoi qu’il m’en coûtât. Et puis, j’avais fini par douter d’eux, du désintéressement de leur amitié.

Sans brusqueries, avec un art merveilleux d’observation mesurée et profonde, Jeanne, lorsqu’ils étaient partis, me faisait descendre jusque dans le fond de leur âme. Elle avait tout de suite deviné leurs défauts, leurs vices, qu’elle grossissait, qu’elle exagérait, mais avec une telle habileté, une telle vraisemblance, que ça avait été, au bout de peu de temps, un retournement presque complet de mes sentiments envers ces amis si aimés. Elle se servait d’un mot échappé dans la conversation pour me montrer des côtés inattendus de leur caractère, de plausibles infamies, de vraisemblables hontes. Je me défendais, je les défendais, mais de plus en plus mollement, car le doute était en moi, salissant ce que j’avais aimé, dévorant un à un mes plus chers souvenirs d’autrefois…

— C’est curieux ! me disait-elle… On dirait que vous ne connaissez pas la vie… Et c’est moi, moi, presque une jeune fille encore… qui doit vous l’apprendre !… Ah ! mon cher Paul, votre bon cœur vous fait voir les gens comme vous-même… Votre sensibilité vous aveugle à un point que je ne saurais dire !… Mais ils ne vous aiment que parce que vous êtes riche !

C’est sur mon ami, Pierre Lucet, que s’exer-